— Prends la casquette et le ceinturon de l’autre, dis-je, et filons. De loin, en ombres chinoises, nous ferons peut-être illusion.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Je crois que j’ai vu juste. Même de près, ces deux éléments vestimentaires transforment notre silhouette.
On se relève. À découvert, sans nous presser, nous filons en direction de la savane. Nous sommes bientôt sous le couvert des arbres et je me dis que les choses commencent à retrouver un aspect plus humain.
Le Gravos sacre comme un évêque de Reims.
— N… de D… ! rouscaille-t-il (mais pas en pointillés), j’ai des épines qui me piquent les nougats. C’est pas son ceinturon, c’est ses targettes que j’aurais dû y piquer à l’aut’ pomme !
— Si on s’en sort, je t’offrirai de belles godasses en or massif, promets-je. Pour l’instant, il s’agit de les mettre.
— Où qu’on va ?
— Décrivons un arc de cercle et essayons de rattraper la grand-route au niveau de l’allée qui mène à l’hacienda.
— Pourquoi ?
— Le copain de la môme Conchita y a laissé sa guimbarde. Si on pouvait la récupérer ce serait intéressant.
On fait comme je préconise. C’est difficultueux et téméraire, car ce mouvement tournant nous ramène à proximité de la casa. À tout bout de champ nous risquons de nous trouver nez à nariz avec des archers. Heureusement, ces truffes sont munis de lampes et nous louvoyons chaque fois qu’un faisceau lumineux filtre entre les arbres.
Au bout d’un quart d’heure de cheminement nous débouchons sur la grand-route. Je pousse un petit cri de déception : la chignole de Rouflaquettes n’est plus là. Conchita a dû la prendre pour aller donner l’alarme.
— Tout ce circus pour ballepeau, ronchonne Béru, c’est pas malin.
— C’est encore moins malin d’attacher une tigresse avec des fils d’araignée, eh ! loque humaine !
Il n’insiste pas. J’aperçois dans l’allée de palmiers une bagnole de police, sommée d’un phare tournant, et nous nous jetons dans un fourré.
Le véhicule fonce sur la grand-route, passe devant nous et ses feux rouges s’engloutissent bientôt dans la nuit.
J’ai un court instant de dépression.
— Il vient de nous arriver un drôle de truc, je soupire. Nous avons réussi à devenir des hors-la-loi dans ce pays. Et ce pays est une île !
Béru rêvasse un instant derrière ses cactus-géants.
— Le plus c… c’est que je suis en chaussettes, soupire-t-il.
— Dans quelques minutes notre signalement va être diffusé partout et nous ne pourrons pas rencontrer un âne sans qu’il se mette à braire que voilà Bérurier !
— Alors, décide le Gros, profitons de ces quelques minutes de batterie.
— Pour quoi fiche ?
— Pour nous planquer, eh, commissaire de mes trucs ! D’autant qu’il fait nuit et que c’est le moment !
— On est à plusieurs kilomètres de la ville, objecté-je.
Comme j’achève ces mots, les phares blancs d’une voiture se mettent à danser au bout de la route. Béru, qui s’était déjà dressé, reprend sa position initiale. L’auto arrive et ralentit à une centaine de mètres. Je comprends que ses occupants cherchent à se repérer. Elle finit par stopper à la hauteur de l’allée. La portière opposée à celle du conducteur s’ouvre, déclenchant la lumière du plafonnier. Il y a deux hommes à bord. Le passager descend en regardant autour de lui, puis il dit quelque chose à son camarade et pénètre dans l’allée tandis que le chauffeur allume une cigarette. Béru me virgule un coup de coude dans le baquet.
J’ai déjà eu la même idée que lui.
— Bouge pas, toi tu surveilles l’allée, recommandé-je.
Je suis un champion de l’hébertisme, vous Je savez. En rampant je m’approche de l’auto. Je lis, peint en caractères énormes sur la carrosserie du véhicule « El Correo de la Marquesa de Sevina ». Et je pige : les journalistes ont été prévenus par les poulets qui doivent raffoler de voir leurs frimes à la une. Seulement, les explications topographiques devaient manquer un peu de précision et le photographe est allé voir si c’est bien dans cette casa que la corrida s’est produite. Il n’y a pas une minute à perdre. Je me dresse un peu, j’empoigne la poignée de la portière, côté chauffeur, et je l’ouvre brusquement. Le Fangio de la presse sursaute. Il me devine confusément dans la pénombre. J’avance un peu ma mitraillette dans la lumière de l’auto et instantanément il lève ses bras, en regrettant que le pavillon de la guinde ne lui permette pas de les brandir plus haut.
— Descends ! ordonné-je.
Il n’hésite pas et se hâte d’obéir. C’est pas un héros, ou alors il cache bien son jeu. À peine met-il le pied à terre que je l’estourbis d’un coup de ronfionfion sur la coiffe. J’y vais plus molo qu’avec Rouflaquettes. Après tout, ce brave garçon ne m’a rien fait et je ne vois pas pourquoi je lui déguiserais le cerveau en poire blette. Il n’en va pas moins rouler dans la poussière sans escale. Je le pousse au creux du fossé et je siffle mon saint-bernard. Le mahousse se catapulte dans la tire.
— Chauffeur, au Bois, et lentement ! ordonne-t-il.
Il a le moral en nickel-chrome, Bérurier.
Je démarre, mais au bout de cent mètres, Son Altesse le roi des glands lance un « arrête ! » si virulent que j’écrase le champignon.
— Qu’y a-t-il ?
— Fais demi-tour, j’ai oublié de piquer les pompes du chauffeur, des fois qu’on aurait la même pointure.
— Tu me fais tartir avec tes tatanes ! grommelé-je en chauffant les feux jusqu’à ce que le compteur marque cent cinquante.
— On voit bien que c’est pas toi qui collectionnes les épines de cactus dans les pinceaux. J’ai les pieds comme des pelotes à épingles.
— Marche sur les mains…
Il hausse les épaules.
— Tu vois, murmure-t-il. Ce qu’y a de désagréable chez toi, c’est ton égoïsme.
Dix minutes de balade à cent cinquante sur une route rectiligne aussi déserte que le Sahara à deux heures du matin, nous éloignent de vingt-cinq kilomètres du terrain de nos exploits. Nous atteignons une bourgade et aussitôt je lève le pied comme un banquier qui a achevé de liquider ses actions sur les mines de nœuds papillons de la Haute-Volta.
Le patelin se nomme Santa Nanatépénar. Il se situe en bordure de la mer. Port de pêche, apport de pêches, espèce de porcs ! annonce un panneau touristique.
Il est quatre heures of the mat’. Tout pionce. La mer elle-même est endormie.
— On ne peut guère aller plus loin, fais-je.
— Biscotte ?
— Ils ont dû faire le nécessaire et on va se casser le naze sur un barrage. Avec une bagnole aussi repérable, tu parles que nous n’avons pas la moindre chance de nous faire passer pour Elvis Presley. Il faut planquer cette chignole dans un coin et prendre la tangente.
J’aperçois un petit chemin sur la gauche. Il pique en direction de l’océan. Je l’emprunte et, un mille plus loin, j’arrive sur une plage de galets. À cet endroit, l’auto se voit à six cents kilomètres à la ronde.
— C’est choisi, comme planque, ricane Son Enflure.
— Attends.
J’amène l’auto jusqu’au rivage, face à la mer. Ensuite je descends, imité par le Gros. Je prends un appareil photographique sur la banquette arrière (un superbe Carloflex à eau chaude). Je le place sous la pédale de l’accélérateur. Ensuite je biche une énorme pierre que je pose sur l’accélérateur.
— Je ne suis pas curieux, chantonne Bérurier, mais j’aimerais bien savoir ce que tu maquilles !
— Tu vas voir ce qu’on peut se permettre grâce à l’embrayage automatique ; recule-toi, le démarrage risque d’être assez brutal.