Je me colle au gouvernail et je pousse le moteur à fond. La vedette des bourres aquatiques s’est arrêtée pour repêcher José Paldir. Il s’agit de mettre à profit ce bref sursis. Seulement, je ne me fais guère d’illusion. La tentative est vaine. La vedette est trois fois plus rapide que nous et ils ont tout ce qu’il faut pour guérir les hoquets récalcitrants. Effectivement, quatre minutes ne se sont point écoulées que le bateau blanc arrive à notre hauteur. Je distingue quatre poulets en uniforme bleu et blanc.
L’un d’eux est à la mitrailleuse et la braque sur nous. Un second nous crie des trucs que je pige pas dans un porte-voix.
— Je crois que c’est ici que les Athéniens s’atteignirent ? fait Gradouble d’un ton consterné. J’en allonge un ou deux avant de bouffer mon extrait de naissance ?
— Pourquoi ! Ils font leur turbin et nous sommes dans d’assez sales draps.
Comme je viens de dire ça, le mitrailleur nous file une rafale à un mètre de nos tronches : le coup de semonce !
D’un geste vif je coupe les gaz et je lève les brandillons.
— Tu devrais en faire autant, Gros, conseillé-je, je te parie que ça leur fera plaisir.
Béru lance sa mitraillette au jus et attrape les nuages à son tour.
Ils n’ont pas l’air aimables, les collègues cuhaltiers. Si vous voyiez ces tronches, vous feriez sortir les enfants pour éviter qu’ils ne chopent des convulsions, et les dames enceintes pour éviter que leurs futurs rejetons ne ressemblent à des singes de l’Amazone. Des bouilles basanées, avec des yeux féroces et des ratiches de carnassiers façon ménagerie de Pinder. Un vrai désastre.
Ils nous enjoignent de prendre place dans leur barcasse, et ils nous aident à enjamber les bastingages à coups de savate. José Paldir réintègre son bord. Les poulets lui disent des trucs qui le font opiner, et la vedette fait demi-tour.
— Tu parles d’une croisière ratée, lamente le Gros. Le temps d’aller au refile en plein océan et on fait demi-tour.
Je conviens que l’avenir est des plus sombres, car les pépins ne font que commencer.
Sans ménagements, les flics nous passent les menottes, puis ils nous obligent à nous asseoir au fond de la vedette.
Ils ont l’air drôlement joyces, les Jean Bart cuhaltiers. On va sûrement les décorer de l’ordre de la Barbouze Angora, la plus haute distinction de Cuho et de ses environs ! Ils sifflent, les mains aux poches, nous accordant parfois un coup de latte dans le dodu histoire de nous montrer leur amitié.
— Qu’est-ce qu’on va nous faire à ton avis ? murmure le Gravos, au bout d’un moment de concentration qui lui porte le cervelet à l’incandescence.
— De la contravention pour port d’arme au peloton d’exécution le choix est vaste, fais-je.
Béru rit.
— Comme tu y vas !
— J’y vais en bateau, à pied, à cheval et en voiture, mais j’y vais, dis-je lugubrement. Et toi aussi, ô mon Sancho Pança !
CHAPITRE VIII
Nous accostons au môle de Santa Bassavapa, qui est situé à l’extrémité du port de Le Corona. Je ne sais pas comment les poulets se sont arrangés, toujours est-il qu’une bagnole nous y attend. Le mec qui est au volant me rappelle quelque chose, et la voiture idem car il ne s’agit pas d’un fourgon cellulaire. Soudain ça s’éclaire comme le visage d’un agent de police qui vient de comprendre la blague la plus accessible du Vermot après quarante-huit jours d’efforts. C’est la chignole de Paulo Chon et le gars qui la pilote n’est autre que le pandore qui escortait le chef de la police secrète dans le courant de la notte. Sans le moindre égard pour nos valeureuses personnes, on nous fait entrer dans la Chrysler à grand renfort de bottes. Deux matuches de la vedette, qui sont amphibies, abandonnent l’élément liquide et montent avec nous. Ça démarre.
— Chauffeur ! À mon clube ! fait l’incorrigible.
Sa saillie n’est pas goûtée. Primo parce que ces tordus ne causent pas le français béruréen, deuxio parce que, selon leur piètre conception de la vie, les prisonniers n’ont pas droit à la parole.
Je m’attends à être conduit à l’hôtel de police où je me suis baguenaudé la veille, mais point n’est. Au contraire, le carrosse se désintéresse de la ville et fonce le long du littoral. Nous suivons une route en corniche. Le panorama est féerique : on se croirait à bord d’un calendrier des Postes de haut luxe avec bordure dorée, plan du métro, liste des communes, barème des taxes, cellule incorporée, débrayage semi-automatique et vue sur la mer.
Des rochers rouges, la mer verte, le soleil de la couleur que vous savez, le sable chaud, le légionnaire ; il ferait bon vivre en liberté dans tout ça, de préférence au bras d’une souris carrossée par Chapron, mais pas chaperonnée par ses parents !
— On nous emmène en véquande, remarque le Gros.
— Qui sait ?
Nous parcourons une douzaine de kilomètres d’environ mille mètres chacun, et nous obliquons comme la lune dans un chemin étroit, bordé d’aubépine de cheval en fleur.
Deux cents mètres, d’une centaine de centimètres chacun, et c’est l’entrée majestueuse comme un roi mage d’une propriété comme vous n’en n’avez jamais vu, et comme je n’en aurais jamais vu non plus si je n’avais pas eu l’idée saugrenue d’écrire ce livre !
Elle est blanche comme la cornette d’alarme d’une sœur dont le frère travaillerait chez Persil. De style espagnol, avec un patio carrelé de mosaïque verte (et en avant la mosaïque) au mitan duquel glougloute un jet d’eau.
Dans la vasque qui reçoit cette onde, deux sirènes s’ébattent, en bikini. L’une est blonde avec une poitrine comme des pare-chocs de Chambord ; l’autre brune avec un abonnement à Modes et Travaux.
Et nous voyant rappliquer, flanqués de notre escorte, ces demoiselles se ruent sur des peignoirs en gloussant. Leurs pieds mignons clapotent sur le dallage.
Je file mon regard genre Ivanhoé vainqueur à la blonde qui possède des jambes comme j’aime, une bouche comme j’aime pour les coups de téléphone intimes, des hanches comme j’adore et un regard qui provoquerait la chute d’un régime de bananes.
La gosse réagit à mon œillade. Vous pouvez me jouer placé, mes amis. Si j’avais la liberté de mes mouvements, j’annexerais son cœur et ses dominions en moins de temps qu’il n’en faut à un maquignon pour faire un effet bœuf. Seulement, dans la conjoncture présente, comme on dit dans les discours de Quivou-savez, vouloir faire du gringue à cette beauté serait aussi stupide que de vouloir mettre à l’encaissement le chèque d’un producteur de cinéma qui vient de terminer un film.
Notre escorte traverse le patio et se présente à l’entrée d’un immense living dont les larges baies garnies de stores californiens donnent sur la mer. Une fraîcheur miraculeuse règne céans où un homme sur son séant admire l’océan[6]. Cet homme n’est autre que Paulo Chon, le boss redouté de la poule secrète. Il porte ce matin un chouette complet de toile blanche, des chaussettes blanches, des souliers blancs et, suprême coquetterie, une cravate noire. Il se balance dans un rocking-chair à bascule, entièrement monté sur pléonasme caoutchouté, et fume un cigare tellement long que je suis fort surpris de ne pas voir reposer son autre extrémité sur un trépied.
Il nous regarde venir sans ciller. Il a une tronche de lézard, au fond, ce mec. C’est un animal à sang froid, ce qui surprend dans un pays où la plupart des hommes s’appellent Sancho.
Ce n’est pas la première fois qu’il accueille des visiteurs enchaînés et il est outillé pour ce genre de réception. En effet, son sbire fait coulisser un tableau et je découvre un gros anneau de fer scellé dans l’épaisseur du mur. Un câble terminé par un mousqueton est passé dans l’anneau. Le gars s’en saisit, nous fait tendre nos poignets entravés, les lie au moyen du câble et, grâce au mousqueton fixe l’autre bout de celui-ci à l’anneau.