Ce gros mec si ce n’est pas la reine des pommes c’est du moins son grand chambellan. Exactement le genre de quidam auquel un marchand de voitures d’occase brade une 2 chevaux sans moteur en lui faisant croire qu’il s’agit de la nouvelle superproduction de la General Motors. Ma ruse, pourtant grosse comme le tour de taille de Berthe Bérurier réussit. Il ferme à demi les yeux et souffle très fort de son pauvre nez esquinté. On dirait un tracteur embourbé.
— Réponds quand c’est qu’on te cause ! intime Béru.
— Eh bien, oui, señores.
— Pourquoi l’as-tu tuée ?
— Elle nous trahissait…
Je ressens un petit picotement à l’endroit dont la plupart des gens se servent pour s’asseoir.
— Tu dis ?
— Écoutez, j’étais venu chez Luis Ibez-Sanchez, et je l’attendais lorsque je vous ai vus arriver avec Conchita.
J’interromps le narrateur.
— Minute, Pape Pie Onze ! Qui est l’Ibez-Sanchez dont tu parles ?
Gras-double a les yeux comme un crachoir pas vidé.
— Mais, vous le connaissez !
— On te demande qui t’est-ce ! tonitrue tonton Béru.
Le suifeux déguste un morceau de semelle en geignant.
— Mais c’est l’homme que vous avez assommé ici même l’autre soir, señor !
— Rouflaquettes ! m’exclamé-je. Il a donc survécu, cet escogriffe !
— Oui, señor. On lui a posé des points de suture et il va bien.
— Charmé de l’apprendre. Tu disais, Sac à graisse, que tu étais allé chez lui ?
— Oui, nous nous sommes vus chez Paulo Chon cette nuit. Lorsque notre chef a été mort, Ibez-Sanchez m’a dit d’aller l’attendre chez lui pendant qu’il s’occupait de régler certaines questions avec les autres.
— La maison où nous a conduits Conchita, c’était donc la sienne ?
— Parfaitement.
— Et pourquoi t’y conviait-il, ô Himalaya de saindoux ?
— Je l’ignore. En vous apercevant je suis monté au premier et j’ai dit à la négresse de tenir sa langue. D’en haut j’ai écouté votre conversation et j’ai découvert ainsi que cette garce de Conchita nous trompait, puisqu’elle était l’agent de l’ennemi que nous recherchions depuis des semaines !
— Alors ?
— Elle est montée au premier. Je me suis dit qu’en m’apercevant elle vous appellerait et que…
— Et que tu dégusterais encore ?
— Oui. Et puis la colère m’aveuglait. J’ai pris un sabre sur un meuble…
— Tu l’as décapitée par derrière, tu as sauté par la fenêtre et tu es allé prévenir les flics ?
— Oui, señor.
Béru grimace de colère.
— Tu vois, ronchonne mon brave copain. Si que ce mec serait pas z’à terre avec moi dessus, j’aurais pas d’escrupules à lui faire déguster son estrait de naissance ! Un foie-vert comme lui, capable de décapiter une belle gosse, y mérite pas de vivre.
Toujours accroupi auprès de l’Enflure, je soupire.
— Nous, Gros, nous méritons de vivre, mais je demande si ça va être possible.
— À cause ?
— Regarde un peu par la fenêtre et tu comprendras.
Il obéit et son rocking-chair fait une embardée.
— Oh ! la vache ! murmure mon Béru.
Par la baie, entre les lattes des stores, les canons de deux mitraillettes sont pointés sur nous : chacun le sien. Et on distingue des types en uniforme à l’autre bout des mitraillettes.
Dans l’encadrement de la lourde surgit soudain un officier de police, revolver au poing, escorté d’un grand maigre à la moustache cirée comme un imperméable.
— Les mains levées ! nous dit le galonné.
— Quel pays ! soupire le Gravos, y a vraiment pas moyen d’être tranquille dix minutes.
Nous nous redressons, avec les pognes en direction de la suspension. Le maigre à moustache calamistrée s’avance alors sur nous, s’arrête à bonne distance afin de ne pas nous servir de paravent, et nous fait signe d’abaisser nos bras afin de pouvoir enchaîner nos poignets.
— On pique un sprinte ? murmure Béru avec le coin de sa bouche.
— Penses-tu, on serait plein de courants d’air en arrivant à la lourde !
Clic-clac. Cic-clac. Enchaînés, les deux canards !
Un qui se manie le prose pour présenter son cahier de réclamations, c’est le suifeux ! Il se redresse en faisant basculer le fauteuil d’une détente et c’est au Gros qu’il s’en prend. Le voilà qui se met à lui tabasser le portrait à grands coups de poing, à grands coups de tronche, tout en lui martelant les cannes à coups de pieds. Sa Protubérance la sent passer !
Quand Lépino s’arrête de biller, le souffle aussi bref que le pépin du père de Charlemagne, la figure de mon cher et vaillant Bérurier ressemble à ces reliquats de boustifaille qu’on aperçoit dans les cages des lions.
Les poulardins se marrent comme des petites baleines en voyant cette pauvre bouille dévastée.
— Avancez ! dit le chef.
Il sait à qui il a affaire car il parle (ou du moins s’efforce de parler) français. Ses mitrailleurs mettent leurs mitraillettes à l’épaule. Il n’y a que lui qui garde son soufflant comme un roi tient son sceptre le jour du couronnement.
Solidement encadrés, nous filons en direction de la route lorsque nous voyons un grand zig s’avancer vers nous en poussant une ombre aussi longue que lui.
L’arrivant n’est autre que Rouflaquettes. Il porte un pansement sale à la tête et ses mâchoires saillantes donneraient à croire qu’il a réussi à se fourrer un cintre à habit dans la margoulette.
Le suifeux qui nous escortait en palabrant lui lance sur le mode joyeux une tirade qui doit exprimer son triomphe.
Cette fois c’est à bibi qu’on s’en prend. C’est San-A qui a droit à la vengeance-maison. Ibez-Sanchez se jette sur moi en vociférant. Il me secoue comme un verger de pruniers. Mais, à ma vaste stupeur, tout en me molestant il me murmure :
— Attention ! prévenez votre ami ; lorsque je crierai, il faudra vous jeter à plat ventre.
De tels mots dans une telle situation et à un tel moment vous font entrevoir ce qu’a dû être la surprise de miss Jane ot Arc, quand elle a entendu l’archange lui conseiller de laisser quimper sa paire de quenouilles et d’aller se bigorner contre les rosbifs ! Holà, messeigneurs, qu’est-ce à dire ?
Rouflaquettes me laisse soudain, puis il s’approche de l’officier et se met à baragouiner à toute pompe en montrant tour à tour son pansement et la mitraillette d’un des hommes.
Je ne pige pas tout de suite, mais la puissance du geste est si forte que je finis par comprendre qu’il réclame une mitraillette afin de me faire péter la hure à coups de crosse comme je fis péter la sienne naguère. Au début, l’officier dit non, mais le suifeux joint ses réclamations à celle de son camarade. Les types de Chon doivent être craints des matuches officiels, car l’officier dit un mot à l’un de ses joyeux troupiers et l’homme tend sa seringue à répétition. Rouflaquettes s’en saisit. Je remarque qu’il remonte le cran de sûreté. Il recule comme pour prendre son élan. Je m’avise alors que, tout à mon émotion, je n’ai pas prévenu le Gros. Comment l’alerter sans alerter les autres qui parlent français ?
Notre parler pittoresque est la seule issue.
— Rouflaquettes va balancer le potage, Gros. Dès qu’il poussera sa goualante, tu planqueras ta bidoche sur le gazon !
— Ah ! bon, dit le Gros.