Voilà votre San-A parti. Il fait un temps fabuleux. Le ciel est presque vert, les façades blanc et ocre des immeubles étincellent. Des camions chargés de soldats débraillés et braillards passent dans un fracas de ferraille. Tout le monde paraît très content d’être au monde. Sur une place, des chanteurs en costars nationaux poussent une goualante en se chatouillant le trou du luth. Des chiens faméliques reniflent les trottoirs et des taxis bolides foncent comme des dingues à travers la populace sans bousiller personne. Il fait une chaleur à décorner Béru. Je sue abondamment et je sens que ma moustache se décolle. Je la rajuste de temps à autre d’un coup de pouce.
J’arrive en face devant le Palace servant de siège aux mystérieux envoyés guadeloupéens. C’est le Dubonn e Sinzano le plus bel hôtel de la ville. Un chasseur galonné fait les cents pas devant la porte. Juste en face s’élève une maison plus modeste, de quatre étages. C’est ici que le correspondant du Vioque loue une chambre. Je pénètre dans l’immeuble. Sous le porche, un vieux cuhaltier roupille, allongé sur un poncho. Ici l’ombre elle-même est brûlante. S’il faisait une chaleur pareille au pôle Nord, je vous jure qu’on n’y trouverait pas un Esquimau. Je me sens mollir de minute en minute.
Je me farcis l’escalier aux marches de bois et je parviens devant la chambre portant le numéro 28. Elle n’est pas fermée à clé. J’entre donc et je me trouve dans une pièce de dimensions assez modestes, meublée d’un lit, d’un placard, de deux chaises et d’une table en rotin. Des jumelles sont accrochées à un clou. Tout me paraît O.K. Tout est conforme à ce que j’attendais. J’imagine très bien Tepabosco à l’affût devant la fenêtre. Celle-ci est pourvue d’un store californien. C’est un jeu d’enfant que d’observer le Palace d’en face à travers les lames du store. Je décroche les jumelles et je les règle à ma vue. Aussitôt les chambres du Dubonn e Sinzano deviennent étrangement présentes. Je me mets à découvrir un tas de choses, des tas de gens… Dans une turne, un couple joue à Adam et Êve, première époque, dans une autre, un vieux bonze se lave les pieds, dans le lavabo. Dans une troisième une grosse mémère amerlocque s’obstrue les ornières avec du mastic. Marrant de contempler de la sorte ses contemporains dans leur vie privée. Ça manque de grandeur. C’est triste, pauvre et mesquin. C’est l’univers de la cellulite, du relâchement, du laisser-aller, de l’abdication et du zizi-panpan.
Je vais pour inspecter une quatrième piaule lorsque je perçois un claquement derrière moi. Je me retourne, mais, hélas ! Il est déjà trop tard. J’attrape un gnon colossal sur la malle arrière. Toute une voie lactée écrémée me choit sur la comprenette. J’ai droit à un nouveau parpaing, et cette fois c’est le plongeon dans l’encre de Chine. Je dis good night aux messieurs-dames d’en face et je m’écroule en avant sur le plancher.
Ça dure ce que ça dure. Comment voulez-vous que, flottant dans la plus totale inconscience, je puisse conserver la notion du temps ! Enfin, un petit déclic me rappelle à la réalité. De la lumière poignarde ma vue[1].
Je soupire, ce qui est mauvais signe car, comme le dit un proverbe de chez nous : « Cœur qui soupire n’a pas tout ce qu’il désire. »
Aussitôt je déguste un coup de tatane dans les côtelettes qui me coupe le souffle, je voudrais essayer de réagir, mais j’ai les bras et les jambes entravés par les draps du lit.
Avouez que ça n’a pas traîné ! Et moi qui venais incognito à Cuho pour couvrir le Gros ! Y a de quoi se la peindre, se la mettre sous verre et se l’exposer au Musée de l’homme !
D’une détente je parviens à me mettre sur le flanc. Cette position me permet au moins de voir à qui j’ai affaire.
Je vois (in english : I see).
Mon agresseur est seul. Il est assis sur lu chaise que j’occupais naguère et il fume en attendant que je reprenne mes esprits.
Il porte une chemise blanche déchirée aux coudes, des bretelles mauves et un feutre noir. Car l’homme dont au sujet duquel il est question, vous l’avez déjà deviné, n’est autre que Bérurier le Vaillant.
— Alors, m’sieur Jean Népaller ! gouaille l’Enflure. Comme ça on s’intéresse z’aux mêmes choses que moi, hein ? Jean Népaller d’en avoir deux, oui ! Est-ce que c’est vot’ vrai blaze, seulement ? Je veux pas te vexer, mon pote, mais t’as un physique qui masturbe ma digestion. J’aurais vu ton effigie quéquepart que j’en serais à moitié surpris.
Nouveau coup de latte dans les côtes premières.
— T’entends, fesse de rat ? poursuit Son Altesse. J’suis sûr qu’aux sommiers de la P.J. t’as un pedigree qu’est long comme une chaîne d’arpenteur.
— Dites, Gras du Bide, coupé-je, au lieu de vous gargariser de c…, ça vous ennuierait de m’enlever ma moustache ? Il fait tellement chaud qu’on s’entend transpirer !
Il reste bouche bey (comme on disait jadis à Tunis). Puis, d’un geste vif il arrache ma moustache. Ensuite, sur sa lancée, il ôte mes lunettes que j’ai conservées malgré ma chute.
— Cette frime, balbutie-t-il. Cette voix !
— La voix de ton Maître, eh ! pâté-ma-c… !
— San-A !
— Soi-même, modèle grand luxe avec tous ses accessoires !
— Mais, mais…
— Écoute, Gros, j’adore le saucisson de Lyon, pourtant je préfère être déguisé en Roi Mage. Si tu veux bien me délier…
Il obéit, abruti par la surprise.
— Eh ben celle-là alors ! Si je pouvais me gaffer d’un truc pareil !
Je lui explique le pourquoi du comment du chose et il secoue la tronche d’un air mécontent.
— Vois-tu, Tonio, je pige parfaitement que t’aies pris cette précaution, mais je suis vexé de pas t’avoir reconnu. T’avais vraiment un déguisement de première !
Je me relève et me masse tour à tour la nuque et les cerceaux.
— Tu n’y es pas allé avec le dos de la louche, lamenté-je. Comme matraqueur d’élite tu te poses là, mon chérubin ! Comment diantre es-tu venu ici ? Tu ne savais pas l’adresse !
— Je m’ai livré à une enquête.
— Raconte…
— J’ai demandé au mironton de not’ hôtel comment c’est que s’appelle le chef de la police secrète. Dans ce bled, rien n’est vraiment secret, la preuve c’est qu’il m’a affranchi : c’t’un certain Paulo Chon. J’ai alors téléphoné aux plus grands z’hôtels de la ville en demandant si M. Paulo Chon se trouvait chez eux. À l’hôtel Dubonn e Sinzano on m’a répondu que ça n’était pas son jour. Conclusion : c’était à c’t’hôtel qu’avaient lieu les rancards, non ?
— Bravo.
Un fortiche, Béru, dans son genre.
— J’suis venu ici. Je savais que la chambre était en face du Palace. En bas, un vieux tordu se piquait une ronflette. J’y ai demandé pour savoir si on louait des piaules. Il m’a dit que toutes celles du deuxième étage étaient des garnis. Je suis monté et j’ai repéré la lourde d’ici mal fermaga. Un œil en passant ! Je t’ai aperçu, j’t’ai reconnu, enfin comme étant le type qu’avait descendu avec moi à l’hôtel et… tu sais la suite !
— Je la sais et la sens encore, ô chourineur hors classe !
Il hausse les épaules.
— Mande pardon. Tu veux que je te masse ?
— Inutile, ta première séance m’a suffi.
— Alors, à c’t’heure, où est-ce qu’on en est ?