Je continue de me masser l’occipital avec l’espoir d’en faire jaillir une idée !
Car la question du Gros est terrible. En effet ; qu’allons-nous faire ? On s’est farci six mille bornes pour avoir la confirmation d’une chose que nous savions déjà. J’ai l’impression que nous sommes deux couillons. Et c’est très désagréable comme sensation.
— Écoute, Bibendum, je crois que cette affaire peut se diviser en deux parties. La première c’est : que trafiquent les gars de Pointe-à-Pitre avec le chef de la police secrète de Cuho ? La seconde : Casimodus Tepabosco nous bourre-t-il le crâne en prétendant que le sien est vide ? M’est avis que nous sommes obnubilés par la seconde partie au détriment de la première. Nous avons tendance à nous dire : après tout, le Roumain est peut-être réglo, et à laisser quimper. Or, ce qui importe vraiment, c’est la première partie.
Le Gros m’a écouté sans sourciller. Lorsque je me tais il arrache un poil de son nez (c’est toujours le même qui repousse) et il déclare :
— T’as parfaitement raison, San-A. On se laisse jubiler par le coup du Roumain.
— Le hic, fais-je, c’est que la prochaine entrevue aura lieu dans presque un mois. On ne va pas attendre dans ce patelin à la gomme !
— Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? objecte le pertinent impertinent. Quand je pense que j’ai mes examens à préparer. Si j’aurais su, j’aurais apporté mes livres…
— Le plus logique, c’est d’attendre la sortie de Tepabosco. Lui au moins a vu les conspirateurs. Même s’il n’a plus souvenance de leurs paroles, il peut au moins se rappeler leurs gueules !
— C’est ce que je pensais. Mais il y a aussi autre chose…
— Quoi t’est-ce ? lui demandé-je.
— Tu oublies qu’avant le Roumain il y avait un autre zig sur le morcif : l’agent secret du Vieux. Celui qu’il appelle son correspondant, ici !
Je hoche la tête.
— Certes, Gros. Fais-moi confiance, j’y ai pensé. J’avais demandé au Boss le nom et l’adresse de ce type, mais il a refusé de me la donner.
— Biscotte ?
— Parce que l’homme en question ne travaille pas seulement pour la France. Il ne tient pas à se manifester trop ouvertement. C’est un vrai agent secret, comprenez-vous, messire ?
— Yes, signor. Pourtant, d’après ce que nous a dit le Vieux, le Roumain l’aurait rencontré ?
— Le Vieux n’a jamais précisé !
Je file une claque à mon matraqueur préféré.
— Viens. Il faut mordre dans le lard.
— Où qu’on va ?
— À l’hôpital. Tu vas retourner au chevet de Casimodus et lui demander s’il a eu des contacts avec M. X…, le correspondant fantôme. Si oui, note tous les détails. Il faut absolument que je parle à ce type !
Le Gros émet la considération la plus pertinente de sa carrière :
— Écoute, c’est quand même plus fort que de jouer à pile ou face dans la neige avec une pièce de cent francs chauffée à blanc ! V’là qu’à cette heure on enquête pour savoir le blaze d’un collègue travaillant pour la même maison que nous !
CHAPITRE III
Je commence à me repérer dans cette ville torride et je n’ai pas de difficulté à driver Béru jusqu’à l’hosto.
— Pourquoi que tu viens pas z’avec moi ? suggère la Brioche. Puisque t’as laissé quimper l’incoquelicot ?
— Non, tranché-je, je me réserve, Gros.
— Pour les nanas ?
— Entre autres… Va, cours, vole et nous venge !
— Pourquoi nous venger ? Il nous a rien fait, ce mec, après tout !
— C’était une citation. Je pensais qu’elle figurait dans ta nouvelle érudition.
C’est sur un haussement d’épaules empreint de la plus vive réprobation que Sa Grosseur me largue pour pénétrer dans l’hosto. Je l’attends là où je l’attendais tout à l’heure, à l’ombre du beretra-parabellum panaché à floraison intermittente. À ma vive surprise (en anglais surprise, thank you), voilà la Gonfle qui surgit trois minutes deux dixièmes plus tard. Il semble surexcité, ce qui, avec cette chaleur est à déconseiller.
— Que t’arrive-t-il, ô fin limier ? m’enquis-je.
Le Gros essuie les quatorze litres de sueur qui lui dégoulinent sur le portrait.
— C’est plus fort qu’une fuite d’eau à Noisy-le-Sec ! balbutie-t-il.
— Accouche, abominable neige des hommes !
— Le Roumain a quitté l’hôpital.
Je cramponne l’avant-bras du Mastar (un avant-bras gros comme une arrière-cuisse !).
— Espèce de patate ! comme dirait Parmentier, l’importateur exclusif pour l’Europe.
— Dis, San-A, c’est pas ma faute !
— Comment ça s’est passé ?
— C’est ce que ces ouistitis se demandent. Il s’est levé en disant qu’il allait aux gogues. Il a passé son grimpant et il s’est barré en pantoufles ! Tu réalises ? Il a laissé sa veste et ses targettes ici.
— On est certain qu’il a mis les adjas ?
— Certain. Ils l’ont cherché partout. Ils ont même regardé dans la lunette des ouatères pour vérifier qu’il avait pas plongé dedans.
— Quand s’est-il tiré ?
— Tout de suite après mon départ. On dirait qu’il a eu les jetons.
— Ça m’en a tout l’air.
Je suis déconcerté brusquement. Ça ne tourne pas rond dans cette affaire. Voilà un type en qui le Vieux avait entière confiance et qui a accepté de se faire expédier franco de port à Le Corona pour une mission délicate. Sa mission accomplie, il lui arrive un accident à la suite duquel l’homme prétend avoir perdu la mémoire. C’est lui-même qui fait prévenir le Vioque, ce qui dénote de sa part beaucoup de scrupules. Nous lui expédions le plus débonnaire des messages et à la suite de cette visite pourtant cordiale, Tepabosco n’a rien de plus pressé que de se tailler de l’hosto ! Bizarre, bizarre. Vous avez dit bizarre ? C’est bizarre !
Bérurier me virgule un regard si pitoyable qu’il fendrait le cœur d’un artichaut.
— Écoute, San-A. Si qu’on irait discuter dans un troquet. J’ai une soif que je vois courir. Une chaleur pareille, même une plaque d’amiante y résisterait pas.
Je consens, et ce, avec d’autant plus de facilité que je me déshydrate à toute allure. Nous pénétrons dans une taberna ombreuse et commandons des Coca-cola-Scotches. Le bistrot est ceinturé de ventilateurs. Les clients portent de baths costars à rayures, ce qui, ici, paraît être le dernier chic. Derrière un rade en bambou, un barman à la peau couleur de café con leche prépare des mixtures en Agfacolor. Un pick-up diffuse des fados. L’ambiance est plutôt agréable. On ressent une forte impression de vacances.
— T’as pas la sensation qu’on fait une croisière ? murmure Sa Rondeur.
— Exactement ce que j’étais en train de me bonnir à l’oreille, belle pomme.
Il siffle son glass et fait signe au loufiat de réitérer.
— Alors, qu’est-ce que tu penses de ce micmac ?
— J’y pense.
Le garçon dépose devant nos verres un plateau contenant des olives, des piments farcis, des beignets aux oignons, et des grains de pistache salés. Le Gravos se met à brouter le total avec voracité. Bientôt, son haleine est aussi énergique que celle d’un lance-flammes. Pendant qu’il ingère, San-Antonio cogite. Une fois de plus, nous voilà embarqués dans un pastaga de tous les diables. Ce Casimodus Tepabosco m’a l’air d’un drôle de loustic et sa petite âme ne doit pas posséder la blancheur Persil.
Se barrer de la sorte, c’est des drôles de manières.