Je vide mon verre. Le coca est déjà tiède. Ici, on te sort une glace au rhum du frigo et le temps de te la servir, c’est un grog que tu te tapes. Puis je me lève.
— Où qu’on va ? s’inquiète le Monstrueux.
— Je vais tout seul.
— Biscotte ?
— Parce que je me rends à la police, mon bon. Toi tu es Français, moi je suis Suisse. Par conséquent, je dois y aller seulâbre, la France n’étant pas dans les papiers du gouvernement cuhaltier.
— Comment ça, t’es Suisse ?
— J’ai un passeport-bidon.
— Ah ! Je comprends. Et les mecs de Cuho sont potes avec la Suisse ?
— La Suisse est pote avec le monde entier, c’est pour cela qu’elle est la Suisse, sache-le !
— Et moi, quoi t’est-ce que je maquille ?
— Tu continues de t’humecter et d’ici une plombe tu rentres à l’hôtel où tu m’attends avec cette patience angélique qui t’a fait demeurer l’époux de ta femme.
Je pars. Il y a une file de taxis tout près de là. Je me risque à en fréter un et je demande à icelui de me conduire au burlingue central de la police. Le chauffeur m’octroie un regard mi-surpris, mi-réprobateur et se met dare-dare à défoncer le mur du son.
Quelques minutes plus tard, dans un hurlement désespéré de ses freins, il stoppe devant un édifice tout blanc et décoré de drapeaux, au fronton duquel le mot POLICIA s’étale en lettres d’or[2].
Des policiers en grande tenue : pantalon rouge, vareuse verte, casquette noire, tricot de corps gris, vont et viennent sur le perron. Je gravis celui-ci et je m’adresse à l’un d’eux en anglais. Par veine, il parle la langue de Shakespeare.
Il m’indique le bureau de la circulation et je m’y rends en brandissant mon passeport. Je tombe sur un officier dont les manches mesurent trente centimètres de plus que ses bras afin de pouvoir héberger tous ses galons.
Avec un sourire qui enjôlerait un tigre famélique, je lui déclare que je suis le représentant à Cuho de la fameuse compagnie d’assurances suisse, la P.D.C.F. (Protectrice des confédérés), et je lui dis que j’enquête à propos d’un accident de la circulation dont a été victime un certain Tepabosco assuré par ma compagnie. Je demande le dossier. Je précise la date du sinistre et j’espère tout de lui. L’officier retrousse ses manches, hoche la tête, penche sa casquette sur l’oreille droite et va ouvrir un classeur. Il farfouille dedans, y puise une chemise rebondie et sélectionne le procès-verbal de l’accident.
Votre San-A des familles tire gravement un bath carnet de sa poche, dévisse son stylo, et se met à poser des questions.
— Lieu de l’accident ?
— Calle Cinacion.
— Nom du cycliste ?
— Alonzo Bobinar, employé comme garçon de course au journal « El Correo de la Marquesa de Sevina ».
Je note fiévreusement.
— Circonstances de l’accident ?
— Le señor Tepabosco traversait la chaussée au moment où le cycliste arrivait. Il s’est jeté devant le vélo qu’il n’avait pas vu. Le choc l’a renversé. Le cycliste a été légèrement contusionné.
— Un détail, fais-je soudain en compulsant mon carnet comme si j’étais surpris de ne pas le posséder. À quel hôtel habitait le señor Tepabosco ?
— L’hôtel Dubonn e Sinzano !
Parbleu ! J’aurais dû y penser ! En arrivant ici, il s’est pas cassé le chou, le Roumain : il est allé droit au cœur of the problème !
— Eh bien ! je vous remercie, mon général, fais-je, vous avez l’esprit très coopératif.
Il me sourit, histoire de me remercier pour la promotion et je prends congé. Mon taxi m’attend en discutaillant avec les flics de service. Il fume un cigare à côté duquel celui de Winston Churchill aurait l’air d’un cure-dent.
— « El Correo de la Marquesa de Sevina ! » ordonez (en français : ordonné-je).
L’aérolithe démarre. Boum ! Servez chaud ! Me voilà déjà devant l’immeuble du baveux, car ce dernier se dresse de l’autre côté de la place. Je demande le rayon des coursiers. Un gars lymphatique me répond dans un bâillement que je dois contourner le bâtiment et pousser une porte marquée : « Entrée interdite ». Je fais.
Des types en blue-jean et maillot rayé cassent la corteza dans un grand brouhaha de rotatives. Je demande à l’un d’eux si le jeune Alonzo Bobinar est laga et il me désigne un petit bossu rigolard qui porte à la tempe un X en sparadrap. J’aborde le bossu sparadré. Nous avons beaucoup de mal à nous comprendre : primo parce qu’il règne céans un bruit infernal, deuxio parce que nous ne parlons pas la même langue. Un vieux type qui jacte anglais nous sert d’interprète.
Je demande par son canal à Alonzo de me narrer l’accident. Il se fait volubile et balance une tirade à côté de laquelle, les stances du « Cid » et les « stances à Sophie » mises bout à bout ressembleraient à un quatrain (de banlieue).
Le mironton traduit :
— Aux dires du coursier aérodynamique, Tepabosco s’est foutu délibérément devant le vélo. À croire, précise le pédaleur pansé, qu’il l’a fait exprès ; ce que je ne suis pas éloigné de croire, tout à fait entre nous et une bouteille d’entre-deux-mers. C’est ce point, du reste, que je tenais à me faire préciser car, plus je réfléchis, plus je pense que ce micmac est en réalité une mise en scène savamment élaborée. Je remercie Alonzo Bobinar pour son amabilité. Je lui recommande de ne pas se perdre (car si un bien fait n’est jamais perdu, on peut craindre qu’un bossu n’encoure ce genre de risque) et je ressors dans la ville torride. Mon chauffeur a fumé quatre centimètres de son obélisque.
— Hôtel Dubonn e Sinzano ! que j’enjoins.
Comme vous le voyez, mes frères, je ne chôme pas.
Le palace est climatisé et je regrette de ne pas y être descendu. Tout à mon souci de protéger Béru, je ne me suis pas occupé du home. Mais maintenant que les circonstances ont rendu mon incognito superflu, nous pourrions nous loger plus décemment, non ?
Un portier chamarré comme un contre-amiral haïtien me tend une oreille attentive.
— Je voudrais parler au señor Tepabosco ! déclaré-je gentiment et de cet air innocent qui m’a valu le premier prix au concours de bobards organisé par la fédération des Bourreurs de crâne du Calvados.
Je bonnis ça commako, manière d’engager des pourparlers à propos du Roumain, car je me doute qu’il n’est pas revenu à son hôtel.
— De la part de qui ? questionne l’homme aux clés.
— Un ami de France, fais-je.
Le portier se rembrunit.
— Très bien, je vais l’appeler.
Alors là, mes cailles, j’en ai la glotte qui fait du yoyo, les rotules qui se dévissent, la moelle épinière qui se liquéfie et les précieuses ridicules qui carillonnent. Casimodus Tepabosco, après avoir quitté l’hosto en pantoufles, est revenu à son hôtel ! Voilà qui n’est pas banal ! Y a de quoi se raser la moustache avec un tesson de bouteille, non ?
Tandis que je m’étonne, le portier téléphone. Il dit à Tepabosco qu’un french friend est laga qui désire lui parler. L’autre répond que c’est O.K.
— Chambre 605 ! fait le préposé en se désintéressant illico de moi.
Je vais à l’ascenseur. Le liftier est un petit Noir sympa dont la principale activité consiste à rigoler comme un fromage entamé. Il me pilote jusqu’au sixième étage of the building et me désigne la chambre 605.
Toc toc !
Nobody ne répond. J’insiste : ballepeau. Est-ce que mon zèbre se serait taillé par la sortie de secours ? J’actionne le loquet, la lourde consent et j’entre dans une gentille chambre aux couleurs pimpantes. Elle est vide. Je gagne la salle de bains, vide aussi. Qu’est-ce à dire ? Je m’apprête à ressortir lorsque je perçois un brouhaha en provenance de la place. Je cavale à la fenêtre et j’ai l’aorte qui fait tilt. En bas, sur le trottoir, il y a un type les bras en croix, disloqué. La foule s’agglutine autour de lui comme des mouches sur une sucette. Je suis prêt à vous parier l’œuf de Christophe Colomb contre celui de Yul Brynner que mon Tepabosco s’est défenestre.