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— Malédiction ! Moi, j’aime pas la chaleur.

— Demain, dis-je, nous changerons de crémerie ; tu es descendu dans un hôtel infect, Gros.

— C’t’à cause de mon taxi. J’y ai dit de me conduire dans un établissement pas chérot…

Il souffle un nuage de fumée et on se croirait à la dernière image du film tiré d’ » Anna Karénine ».

— Qu’est-ce qu’on pourrait fiche ? T’as sommeil, toi ?

— On va aller écluser un gorgeon au Parisiana Club. Le Roumain y est allé le soir de son arrivée.

— Si tu voudras, accepte Béru.

Une vraie boîte d’amorphe, ce gros lapin. Il est flasque et désenchanté. Je sens que je plonge également dans une espèce de torpeur morose. Si nous ne réagissons pas, nous allons devenir gâteux, mes frères.

Le Parisiana tient davantage du bal musette que de la boîte de nuit. C’est un grand local cerné par un balcon de bois et décoré de lampions. Détail curieux, le toit s’ouvre et on a la voie lactée en guise de plafond.

Des tours Eiffel stylisées sont peintes à fresque sur les murs. Probable que ce sont ces reproductions qui sont chargées de justifier le nom de la taule. Sur une estrade, un orchestre mexicain joue de la musique guatémaltèque. Les musicos portent des blouses de soie tango et des pantalons flottants noir et or. Au fond de la salle il y a un immense comptoir où s’agglutine une foule en sueur. Des couples se trémoussent sur la piste dans des figures terriblement excitinges tandis qu’au premier rang, des gars à tronches patibulaires picolent de l’alcool en matant les danseurs.

Nous nous frayons un passage dans la populace et nous finissons par aborder le rade. Des serveurs fringués en toréadors s’affairent pour servir la horde d’assoiffés. On se mouille la glotte avec du punch froid et Béru décide de danser. Il a repéré une brune ardente, plus velue qu’un tapis-brosse et dont la moustache gauloise l’inspire. Cette môme a une taille comme un cercle de barrique, des jambes façon tronc d’arbre et des loloches avec lesquels on doit pouvoir capter Londres sans difficulté. Bref, c’est l’idéal féminin du Gros.

Comme l’orchestre attaque un tango, il se risque et va présenter ses jambons à la brune piquante (d’autant plus piquante qu’elle ne s’est pas rasée). La donzelle accepte et les voilà qui plongent dans la fournaise, tandis que les loupiottes se mettent en veilleuse et que des boules à facettes criblent la salle d’éclats chatoyants. Les Cuhaltiers se marrent comme des baleines dont on chatouillerait les fanons avec des plumes de paon. L’exhibition du Mahousse, c’est pas rien. Quand il fait ployer sa cavalière sous sa brioche, on dirait un bulldozer en train de déraciner un arbre. Je remarque que nous détonnons dans la turne. Tous les clients sont originaires de Cuho, c’est certain. Le Parisiana n’est pas une boîte pour touristes et c’est cela qui lui donne un côté bal musette.

Mais alors, pourquoi Tepabosco s’y est-il l’ait conduire ? S’il avait voulu s’amuser un brin, on lui aurait conseillé d’aller ailleurs.

Comme le tango c’est le vice du pays, le bar se trouve provisoirement déserté. Tout le trèpe est au corps à corps sur le parquet ciré. Je me tourne vers mon barman. J’ai un bifton de cinq ronds de fumée au bout des doigts et ça l’hypnotise. Il me zieute la poigne comme une manucure s’intéresse à celle d’un bonze chinois qui va fêter ses cent ans sans jamais s’être coupé les ongles.

— Dites-moi, amigo, il y a quelques jours, ce devait être jeudi dernier, un de mes amis est venu ici…

Je sors la photo de Tepabosco, celle que le Vieux avait découpée dans un programme.

— Vous reconnaissez ?

Mon interlocuteur est un petit homme un peu plus brun que dix kilos d’anthracite peints en noir par un Sénégalais travaillant dans une usine de goudron dont le propriétaire serait en deuil. Il a d’épais sourcils, un nez cassé, des dents proéminentes et une cage thoracique pareille à une cage à serin.

Il regarde tour à tour la photo et le billet de banque.

— Oui, je reconnais.

— Vous rappelez-vous si mon ami était seul ici ?

— Non, señor, il n’était pas seul.

Une lampe rouge s’allume sous ma coiffe. Qu’est-ce à dire !

— Avec qui était-il ?

— Avec une dame, señor.

— Une dame du pays ?

— Oui, señor.

— Vous la connaissez ?

Mutisme. Il est temps de larguer le bifton et d’en faire miroiter un autre, car celui-ci commence à perdre de son éclat. Je pousse le billet vers le serveur. Mon geste n’est pas achevé que le portrait filigrané d’Infidel Castré a déjà disparu. J’en sors un deuxième.

— Que disais-je, amigo ? Oh, oui : vous connaissez la dame en question ?

— Oui, señor.

— Qui est-elle ?

Re-mutisme, re-re-billet. C’est un gouffre, ce mec-là ! Le trou du tronc du culte !

— Où en étions-nous ? soupiré-je en tortillant au bout de mon index un troisième bifton…

— Vous me demandiez le nom de la personne, fait le loufiat.

— Exactement ! Quelle mémoire, m’extasié-je. Ainsi donc, vous savez son nom ?

— Oui, señor.

— Et elle s’appelle ?

— Je suis un homme discret, señor.

— Alors n’en parlons plus, murmure San-Antonio en enfouillant son faf.

Le visage du barman revêt une expression désolée. Nous restons un instant sans piper. Puis je soupire.

— Je suis également un homme discret, amigo.

— C’est ce que j’étais en train de penser, assure le garçon. La dame s’appelle Conchita Danlavaz.

— Gracias. Elle habite dans le secteur ?

— C’est une demoiselle de la maison, señor.

— Voulez-vous dire qu’elle est ici ce soir ?

— Elle y est !

Il ne répond pas. Je lui remets le troisième ticket, il remercie d’un battement de cils et chuchote.

— C’est celle qui danse là-bas, avec le marin barbu.

Je me tourne face à la piste et je repère la donzelle en question. C’est une grande fille, jeune, belle, à la peau ambrée et qui est entièrement décolorée. De la bête de race. Il doit faire bon la déguiser en matelas Simmons.

Et comme danseuse, oh ! pardon. Si à l’horizontale elle tangote aussi bien qu’à la verticale, le chauve à col roulé doit drôlement pavoiser !

Je comprends que Tepabosco lui ait fait du gringue. C’est exactement le genre de personne à qui on a envie de montrer ses estampes japonaises.

— Servez-moi un autre punch ! fais-je au barman.

Le tango s’arrête. Un Béru plus ruisselant que les murs d’une pissotière revient, escorté de la belle pileuse aux poteaux de béton.

— Je te présente Incantation, me dit-il fièrement.

La môme rectifie :

— Incarnation.

Le Gros lui claque le soubassement.

— Quand on a un prénom à pieuter dehors avec un billet de logement, on fait pas de rebecca, se marre-t-il. Tiens, ma gosse, je te présente mon ami…

— Jean Népaller ! m’empressé-je.

— Exactement, bredouille l’Enflure, qui allait bel et bien étaler mon blaze.

La señorita se commande une boisson fermentée et étale ses flotteurs sur le bar.

— Qu’est-ce tu veux, fait le Gros, quand on a la manière de présenter ses lettres de crédence, on est gagnant. Moi, les toutones, qu’elles soyent ricaines, asiennes, européennes, océaniennes et bohémiennes j’ai une façon de m’y prendre qu’elles comprennent tout de suite à qui qu’elles z’ont n’affaire !