— « Je n’ai pas de temps libre avant le prochain week-end, » lui rappela Zarwell.
— « Je sais… » fit Bergstrom en réfléchissant. « Je ne veux pas laisser tout cela en suspens pendant trop longtemps. Pourriez-vous revenir me voir demain soir après votre travail ? »
— « Je ne pense pas qu’il y ait d’inconvénient… »
— « Parfait… » conclut Bergstrom avec une satisfaction manifeste. « Je dois vous dire que je deviens extraordinairement intéressé par votre cas à partir d’aujourd’hui. »
Un camion vint prendre Zarwell le lendemain matin pour l’emmener, avec d’autres techniciens, jusqu’à la limite de la zone de terrains en cours de récupération. Son bulldozer l’attendait à proximité du convoyeur à bande qui amenait sur le rivage la boue fertile provenant de l’usine de conversion.
Il prit sa place au volant et commença à repousser la boue entre les panneaux coupe-vent fixés sur les rochers. Le long d’une route provisoire qui traversait les mauvaises terres, les camions apportaient du limon broyé et du phosphore pour enrichir le sédiment que l’océan y avait déjà déposé. Le progrès de la vie s’effectuait depuis le bord de l’océan en direction de l’intérieur du continent. Ce nouveau monde se créait ainsi systématiquement.
Deux cents ans plus tôt, lorsque la Terre avait installé une colonie sur St Martin, la surface des continents était absolument stérile. Seules les mers recelaient une vie végétale et animale. Le matériel nécessaire et les techniciens avaient été fournis par la Terre. Ainsi avait commencé la longue lutte pour transformer ce nouveau monde et le rendre habitable aux humains. Lorsque Zarwell débarqua, six mois plus tôt, la superficie vitalisée représentait déjà cinq cents kilomètres le long de la côte, sur une profondeur de cent kilomètres vers l’intérieur. Et chaque jour, cette superficie s’agrandissait. Un fort pourcentage de l’énergie et des ressources de la planète était consacré à cette indispensable conquête.
Les équipes de techniciens recouvraient les roches stériles de terre arable, plantaient des végétaux pour maintenir cette terre, des arbres, semaient des graines, détournaient les rivières pour assurer la fertilité des sols. Quand il n’y avait pas de cours d’eau à détourner, ils faisaient jaillir des sources de la montagne ou vidaient les lacs pour alimenter des canaux d’irrigation. Les biologistes développaient les germes nécessaires, ainsi que les insectes, à partir de ce qu’ils pouvaient trouver dans la mer ; à défaut, ils importaient des micro-organismes de la Terre.
Trois convoyeurs à piste caoutchoutée descendaient de la montagne jusqu’à la route côtière. Ils transportaient du minerai qui serait transformé en métal à l’intention de la Terre qui en manquait ou d’autres planètes. Jusqu’à maintenant, c’était la seule exportation de St Martin.
Zarwell abaissa son casque pour mieux protéger son visage du soleil. Le vent soufflait en permanence sur St Martin mais il ne soulageait que bien peu des ardeurs du soleil. Après avoir parcouru cinq mille kilomètres de roches stériles et desséchées, il venait pomper toute l’humidité que pouvait conserver un corps humain et provoquait une dessiccation des conduits nasaux qui amenait une douloureuse contraction des muqueuses. En outre ce vent transportait cette écœurante senteur de boue.
Le regard de Zarwell allait de l’un à l’autre de ses compagnons de travail. Les trois quarts d’entre eux étaient atteints de béribéri. Aucun traitement n’avait été réellement mis au point contre les maladies de la peau : le visage et les mains de ces hommes étaient couverts de rougeurs et de croûtes. La colonie avait presque atteint son autarcie économique ; elle pouvait même espérer obtenir dans un proche avenir un solde d’exploitation légèrement positif. Mais elle manquait encore de médicaments appropriés aux conditions de vie locale et n’avait pas entrepris les travaux de recherche nécessaires.
Tous les citoyens de ce nouveau monde n’étaient pas encore totalement satisfaits.
Bergstrom l’attendait dans son cabinet quand Zarwell s’y présenta ce soir-là.
Il était couché, immobile, sur une couche très dure, les yeux fermés, mais tous ses sens en éveil. Pour faire un essai, il banda certains des muscles de ses bras et de ses jambes. Sur ses poignets et sur ses cuisses, il sentit les lanières qui les immobilisaient sur le lit.
— « Voilà donc notre grand méchant ! » fit observer ironiquement une voix basse au-dessus de lui. « À l’heure qu’il est, il ne paraît plus tellement dangereux, n’est-ce pas ? »
— « On aurait mieux fait de le tuer tout de suite, » répondit une autre voix, apparemment moins sûre d’elle. « Certains prétendaient qu’il était impossible de le garder prisonnier. »
— « Sottises ! On nous a dit de le faire : nous l’avons fait. Nous allons le garder prisonnier. »
— « À votre avis, que vont-ils faire de lui ? »
— « L’exécuter, je pense, » répondit la voix grasse d’une façon très objective. « Ils ont seulement voulu voir d’abord de quoi il avait l’air, par simple curiosité. À cet égard, ils seront déçus. »
Zarwell entrouvrit les yeux de façon à examiner les lieux au travers de ses cils. C’était une erreur.
— « Il est maintenant sur la touche, » déclara la grosse voix. Zarwell se permit d’ouvrir les yeux tout à fait.
Il vit que la grosse voix appartenait au géant qui l’avait projeté contre les casiers de consigne automatique au Cosmoport. Il se surprit en train de rechercher (ce n’était guère le moment !) comment il avait pu deviner que ce bâtiment était un aéroport spatial.
L’énorme visage de son geôlier s’abaissa en ricanant au-dessus de Zarwell. « As-tu bien dormi ? » demanda-t-il avec une sollicitude ironique. Zarwell ne fit pas mine d’entendre.
Le géant se retourna. « Vous pouvez aller dire au Chef qu’il est réveillé. » Zarwell suivit son regard et constata la présence derrière lui d’un jeune homme, caractérisé par la boucle blonde qui lui tombait sur le front. Le garçon acquiesça et sortit, tandis que le géant approchait une chaise de la couche de Zarwell.
Profitant de ce que leur attention s’était un instant distraite de lui, Zarwell avait pu desserrer ses liens, sans se faire remarquer, simplement en utilisant son bras comme levier. Lorsque le géant approcha sa chaise, il réussit à faire glisser sa main la plus éloignée de l’homme hors de la boucle de la lanière de cuir. Puis il attendit.
Le géant laissa tomber, comme s’il vomissait : « Il paraît que tu es à la hauteur, dans ce genre de situation. » Son visage marron se fendit dans un grand sourire, révélant de grosses dents carrées. « Tu pourrais peut-être me montrer ce que tu sais faire. »
— « Espèce de ruine dégénérée ! »
Le sourire se figea sur les joues huileuses de l’homme, qui se leva. À nouveau, il se pencha vers la couche. La main gauche de Zarwell se détacha brusquement et lui frappa la gorge. La main droite doubla immédiatement le coup.
L’homme ouvrit la bouche et essaya de crier, en se jetant violemment en arrière. Ses mains s’agrippèrent aux mains qui serraient son cou, mais sans parvenir à desserrer l’étreinte. L’homme chercha alors un autre équilibre et tenta de frapper Zarwell à la tête.
Zarwell serra le corps énorme contre sa poitrine et le maintint étroitement jusqu’à ce qu’il cesse de s’agiter. Alors il laissa glisser le corps inerte sur le sol et s’assit sur son lit. Les lanières de cuir qui emprisonnaient ses cuisses cédèrent ensuite sans grand effort.
Le psychanalyste essuya délicatement sa lèvre supérieure avec un fin mouchoir. « Les épisodes commencent à se relier les uns aux autres, » déclara-t-il en essayant de se montrer désinvolte. « Encore deux séances et nous y sommes ! »