Zarwell ne répondit rien. Il avait l’impression que tous ses souvenirs allaient lui revenir en bloc. Il demeurait assis là, plein d’espoir. Pourtant rien ne venait. Il reporta son attention sur le problème du moment
Déboutonnant sa chemise, il fit sauter un ruban adhésif fixé sous sa cage thoracique et sortit un petit revolver extra-plat. Il le prit fermement en main. Il comprit alors pourquoi il n’avait jamais voulu s’en séparer.
Bergstrom était dans une mauvaise passe. « Vous n’allez quand même pas… » commença-t-il à balbutier à la vue de l’arme. Puis il se reprit : « Vous plaisantez… »
— « Je n’ai guère le sens de l’humour… » répliqua Zarwell.
— « Vous êtes fou ! »
Bergstrom se rendait manifestement compte qu’il était très près de la mort. Pourtant, de façon surprenante, après la première réaction, il ne se montrait pas effrayé. Zarwell avait imaginé que cet homme un peu douillet, habitué au confort et à la considération, ne pourrait affronter de sang-froid le danger. La curiosité suffit à immobiliser son doigt sur la détente.
— « Pourquoi suis-je fou ? » demanda-t-il. « Secret professionnel ? »
Bergstrom secoua la tête. « Il a été violé d’autres fois… Mais, c’est vous qui avez besoin de moi. Vous n’êtes pas sorti d’affaire, vous savez. Si vous me tuez, vous aurez à vous livrer à un autre psychanalyste, et à tout recommencer. »
— « Ne pouvez-vous faire mieux ? »
— « Non. » Bergstrom était maintenant furieux. « Mais essayez au moins de faire fonctionner l’esprit logique que vous êtes censé posséder ! Les séances précédentes m’ont montré le genre d’homme que vous êtes. Que les plus récentes heures de votre vie aient été vécues sur cette planète de St Martin ne change rien au reste… Si j’avais voulu vous livrer à la police, il y a longtemps que ce serait fait. »
Zarwell soupesa les arguments de son interlocuteur. « Et pourquoi donc ne m’avez-vous pas livré ? »
— « Parce que je ne vous considère pas comme un simple tueur. » Maintenant que l’orage semblait passé, Bergstrom s’exprimait plus calmement ; il paraissait même se relaxer volontairement. « Vous êtes encore en plein brouillard avec vous-même. Je lis plus facilement dans vos aveux que vous ne le faites… J’ai même deviné votre identité ! »
Les sourcils de Zarwell s’arquèrent.
— « Mon identité ? » répéta-t-il. Il était maintenant très intéressé. Sans y prendre garde, il glissa son revolver dans la poche de son pantalon.
Bergstrom écarta la question d’un revers de main.
— « Votre nom demeure sans importance. D’ailleurs vous vous êtes servi de plusieurs noms successifs. Mais vous êtes un idéaliste. Si vous avez tué, c’était pour imposer la justice là où vous êtes passé. Actuellement, vous êtes presque un héros légendaire pour toutes les planètes habitées par les êtres humains. J’aimerais d’ailleurs que nous ayons l’occasion de reprendre cette discussion. »
Pendant que Zarwell réfléchissait, Bergstrom poussa ses avantages.
« Une seule séance peut nous permettre d’aboutir, » continua-t-il. « Voulez-vous que nous essayions, si vous avez encore confiance en moi ? »
Zarwell prit sa décision immédiatement.
— « Continuons, » dit-il.
Toute l’attention de Zarwell semblait concentrée sur le cigare qu’il allumait en descendant l’escalator, mais il surveillait très soigneusement le bas des marches par-dessus le revers de sa main. Il ne put déceler aucun badaud suspect.
Au pied de l’escalator, il tâtonna le long du plancher, sous les consignes automatiques, et il retrouva sa clé. Moins d’une minute après, le porte-documents était sous son bras.
Dans les lavabos du sous-sol, il mit une pièce dans la fente d’un cabinet individuel et s’y enferma.
En ouvrant la fermeture Éclair du porte-documents, il observa son visage dans le miroir. Un petit muscle bougeait spasmodiquement au coin de sa paupière. Une de ses joues se relevait en un quart de sourire figé. Trente-six heures de paralysie était plus qu’il n’était raisonnable. Les muscles doivent se reposer au moins toutes les vingt heures. Heureusement, son visage véritable serait maintenant un déguisement valable.
Il adapta une monture circulaire sur l’instrument en forme de pistolet qu’il prit dans le porte-documents. Très soigneusement, il massa certaines partie de son visage pour détendre les muscles qui étaient restés contractés trop longtemps. Il poussa un soupir de soulagement et poursuivit l’opération en se massant les joues et le front avec un réel plaisir. Encore un coup d’œil dans le miroir. La transformation était tout à fait appréciable. Reprenant le porte-documents, il y replaça le revolver et prit une petite seringue qu’il mit dans sa poche de pantalon, ainsi qu’un rasoir mécanique à une lame.
Il ôta sa veste en tissu synthétique, la découpa en bandes à l’aide du rasoir et en jeta les débris dans la cuvette. Avec ses manches de chemise retroussées, il avait l’air d’un quelconque ouvrier lorsqu’il sortit des lavabos.
Il revint à la consigne automatique, replaça le porte-documents dans le casier et, avec un morceau d’adhésif, colla la clé sous le bâti du meuble.
Dernière opération : reprenant la seringue dans sa poche, il se piqua l’aiguille dans l’avant-bras et s’administra tout le contenu de l’instrument. Il fit trois pas puis s’arrêta, incertain de ce qu’il allait faire.
Lorsqu’il se mit à regarder autour de lui, ce fut avec l’expression d’un homme sortant d’un rêve particulièrement intense.
— « C’est très fort ! » reconnut Bergstrom, admiratif. « Vous mettiez ainsi votre psychisme « en condition ». Mais pourquoi vous infligiez-vous délibérément cette amnésie ? »
— « Il n’y a pas de meilleur déguisement que d’avoir la foi dans le rôle que l’on joue. »
— « Une tierce personne aurait pu vous donner un coup de main, » commenta Bergstrom. « Personnellement, j’aurais hésité à le faire. Il vous a fallu une bonne dose de confiance en vous ! »
— « De la confiance… Et puis, ça m’a coûté assez cher, » fit remarquer Zarwell sur un ton assez sec.
— « Vous avez donc recouvré votre mémoire… »
Zarwell acquiesça de la tête.
— « Eh bien, je suis ravi de l’apprendre, » affirma Bergstrom. « Puisque vous êtes guéri maintenant, je vais vous présenter à un homme appelé Vernon Johnson. Cette planète… »
Zarwell l’arrêta d’un geste de la main. « Grands Dieux ! Ne voyez-vous donc pas pourquoi j’ai agi de la sorte ? Je suis fatigué. Je vais essayer de prendre ma retraite. »
— « Votre retraite ? » demanda Bergstrom qui ne comprenait pas bien où il voulait en venir.
— « Tout a commencé sur la planète où je suis né, » se mit à expliquer Zarwell avec une nonchalance voulue. « Une bande de rapaces s’était emparée du pouvoir. J’ai aidé à la constitution d’un mouvement pour les chasser. Il y eut un peu de sang versé, mais l’opération réussit. Quelques mois plus tard, un émissaire très secret d’une autre planète vint pressentir plusieurs d’entre nous. Il voulait que nous l’aidions à faire un coup du même genre. Sur cette planète, la situation politique était complètement pourrie. Nous nous décidâmes à accompagner l’émissaire. Cette fois encore, nous triomphâmes. Je dois être spécialement doué pour ce genre de besogne. »
Il étendit les jambes et examina attentivement la pointe de ses souliers. « C’est alors que j’ai compris que Russel avait dit vrai : Quand les opprimés arrachent par la force leur liberté, leur dictature se fait aussi lourde que celle de leurs anciens maîtres. Lorsque mes compagnons de lutte devinrent oppresseurs à leur tour, je passai à l’opposition. Mais cette fois, ce fut l’échec. Je réussis cependant à m’échapper. Pour m’échapper, je suis aussi assez doué.