» Je ne suis pas un philanthrope professionnel, » continua Zarwell sur un ton sollicitant la compréhension de Bergstrom. « J’ai seulement une répulsion très normale pour l’injustice. Je considère que j’ai accompli mon devoir, et même plus. J’en ai assez fait. Pourtant, partout où je vais, les gens doivent se donner le mot car je suis immédiatement happé par la lutte… C’est comme le singe du proverbe qui est accroché à mon épaule… Il y a un homme en moi qui ne me quitte jamais. »
Zarwell se leva. « Ce déguisement, cet ensevelissement de mes souvenirs avaient pour but de me débarrasser de cet homme encombrant J’aurais dû me douter que la méthode n’était pas bonne… Quoi qu’il en soit, je n’ai aucune intention de me laisser encore traîner dans une bagarre. Vous et votre Vernon, faites votre petite révolution si vous voulez ! Moi, je ne m’en mêle pas ! ».
Bergstrom n’insista pas. Et Zarwell s’en fut.
Une certaine impatience interdit à Zarwell de demeurer enfermé dans son appartement le lendemain, qui était jour férié sur St Martin. Il sortit en ville. Au cours de sa promenade, il en vint à s’arrêter près d’une parcelle de terrain entourée d’une clôture. À l’ombre d’un immeuble voisin, il surveilla pendant quelque temps une équipe de travailleurs qui faisaient une fouille en vue de l’établissement des fondations d’un nouvel édifice.
Un inconnu arriva quelque temps après lui et s’arrêta aussi pour voir travailler les ouvriers. Zarwell ne manifesta aucune surprise, mais il attendit que l’autre prît l’initiative de la conversation.
— « J’aimerais vous entretenir d’un projet, si vous voulez bien m’accorder quelques instants… » déclara effectivement l’inconnu au bout de quelque temps.
Zarwell pivota sur les talons et examina l’homme sans répondre. Il était de taille moyenne, mais il avait un corps d’athlète, bien qu’il eût sans doute dépassé depuis dix ans l’âge de pratiquer les sports. Il donnait une impression d’une énergie difficilement contenue.
— « Vous vous nommez Johnson ? » demanda enfin Zarwell.
L’autre acquiesça.
Zarwell attendait la bouffée de colère qui devait le suffoquer. Elle ne se manifesta pas. Au lieu d’injurier l’audacieux, il ne trouva que ceci à lui déclarer : « Je n’ai rien à vous dire. »
L’autre reprit : « Veuillez donc m’écouter. Quand j’aurai fini de parler, je m’éloignerai… à moins que vous ne décidiez de me retenir. »
À contrecœur, il dut admettre que l’homme était sympathique. Zarwell voulut donc se montrer courtois. C’était la moindre des choses. De la tête, il indiqua une grande poubelle en forme de croissant, avec un couvercle plat. « Asseyons-nous. »
— « Lorsque les Terriens fondèrent cette colonie sur St Martin, » commença Johnson sans autre préambule, « le pouvoir fut confié à un gouverneur, entouré d’un conseil de douze membres. Des élections devaient avoir lieu tous les deux ans pour renouveler ces dignitaires. Au début, les choses se passèrent normalement. Peu à peu le climat s’altéra. La situation actuelle est celle-ci : depuis vingt-trois ans, le peuple n’a pas eu l’occasion de s’exprimer… St Martin commence à devenir une communauté prospère. Pourtant, les seuls qui en profitent, ce sont ceux qui détiennent le pouvoir. Le simple citoyen travaille douze heures par jour. Il est mal logé, insuffisamment nourri, pauvrement vêtu. Il… »
Zarwell s’aperçut qu’il n’écoutait plus Johnson, dont l’éloquence ne devait pas connaître de bornes… L’histoire était toujours et partout la même. Mais pourquoi fallait-il qu’ils viennent chaque fois le chercher et le charger de leurs soucis ?
Pourquoi n’avait-il pas choisi une autre planète pour s’y cacher ?
Cette dernière question l’engagea dans une autre voie : pourquoi avait-il donc choisi la planète St Martin ? Était-ce une simple coïncidence ? Était-ce son subconscient qui l’avait conduit là ? Zarwell s’était toujours considéré comme la victime désignée ― bon gré mal gré ― de politiciens spéciaux mais trop habiles… À moins d’incriminer seulement sa mauvaise nature, son impitoyable destinée… ce singe qu’il portait sur son dos.
« Voilà pourquoi nous avons absolument besoin de votre concours, » conclut Johnson.
Zarwell leva les yeux vers le ciel pur. Il prit une forte aspiration, qui fut suivie d’un long soupir.
— « Alors ? Dites-moi maintenant quelles sont vos intentions… » demanda-t-il sur un ton résigné.