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– Comment osez-vous prétendre que vous l'aimiez? Elle souffrait le martyre par votre faute, sous vos yeux; vous auriez pu la libérer en quelques phrases et vous ne le faisiez pas!

– Réfléchissez. Vous me voyez lui dire la vérité? «Adèle, je te mens depuis quatre ans, depuis huit ans. Tu es belle comme un ange, tu es encore plus belle que tu ne l'étais à dix-huit ans, avant cet incendie dont tu es sortie indemne. Tu n'as jamais été défigurée un quart de seconde et, si je t'ai persuadée du contraire, c'était pour que tu ne songes pas à me quitter. Il ne faut pas m'en vouloir, c'est le seul moyen que j'avais trouvé pour te conquérir.» Si je lui avais avoué ça, elle m'aurait tué!

– Et c'eût été une bonne action.

– Concevez, cependant, que je n'aie pas voulu en arriver là.

– Je ne le conçois pas. Moi, si je faisais le malheur de la personne que j'aime, je préférerais mourir.

– Eh bien, c'est que vous êtes une sainte. Moi pas.

– Vous parveniez à être heureux en sachant que vous ruiniez son existence?

– Oui.

– Ça me dépasse.

– Ce n'était pas le sommet du bonheur mais ce n'était pas mal. Je vivais avec ma bien-aimée, je faisais l'amour avec elle…

– Vous voulez dire que vous la violiez?

– Toujours vos grands mots! Non, jusqu'à son suicide, j'étais plutôt content.

– Et quand Hazel se sera suicidée, vous serez content de vous?

– Elle ne se suicidera pas. Elle est différente. Je ne l'ai jamais vue s'asseoir au bord de la mer et regarder l'horizon.

– Si vous écoutez nos conversations, vous devez savoir pourquoi.

– Oui, cette histoire de présence… Je crois plutôt qu'elle a un heureux caractère. Dieu ou les dieux, ou je ne sais qui, m'ont offert une grâce sublime: ils m'ont rendu la jeune fille que j'avais perdue, et en mieux. Il y a en Hazel un fonds de gaieté qui ne demande qu'à se réveiller et qui se réveille souvent. Elle est plus sensuelle et moins mélancolique qu'Adèle.

– Ne trouvez-vous pas étrange, pour reprendre votre raisonnement, que ces divines instances vous aient envoyé un cadeau? Pour vous récompenser de quoi?

– D'abord, si la divinité existe, je ne sais pas si elle se soucie de la justice. Ensuite, on peut considérer que, d'une manière certes paradoxale, mon attitude est allée dans le sens dû bien.

– Dans le sens de votre bien, vous voulez dire.

– Dans le sens du bien des jeunes filles, aussi. Vous en connaissez beaucoup, des hommes qui autant que moi ont consacré leur vie à leur amour?

– Le voilà qui se pose en exemple, ma parole.

– Ma foi, oui. Pour la plupart des gens, aimer est un détail de l'existence, au même titre que le sport, les vacances, les spectacles. L'amour a intérêt à être pratique, à cadrer avec la vie que l'on s'est choisie. Pour l'homme, c'est la carrière dont tout dépend; pour la femme, ce sont les enfants. Dans une telle perspective, l'amour ne peut être qu'une passade, une maladie dont la brièveté est souhaitable. D'où des hordes de lieux communs à usage thérapeutique sur le caractère éphémère de la passion. Moi, j'ai prouvé que, si l'on édifiait sa destinée à partir de son amour, celui-ci restait éternel.

– Eternel jusqu'au suicide de la pauvre élue.

– Bien au-delà, puisque l'élue me fut rendue.

– Il est beau, votre amour, qui a gâché la vie de deux innocentes.

– Avez-vous jamais songé à ce qu'eut été leur destin sans moi? Je vais prendre le meilleur des cas: elles auraient épousé des hommes riches, séduits par leur grâce. Quand ceux-ci se seraient habitués à leur charme, ils les auraient oubliées et seraient retournés à leurs affaires. Elles se seraient retrouvées épouses et mères, contraintes, si elles voulaient un peu de sentiment, à entrer dans la comédie de l'adultère bourgeois. Vous dites que j'ai gâché leur vie, quand je les ai sauvées de cette vulgarité qui les eût tuées à petit feu.

– Vous les avez si bien sauvées que l'une des deux s'est donné la mort.

– Mais non! Si vous admettiez enfin que Hazel et Adèle sont une seule personne, vous comprendriez qu'il n'y a pas eu de mort dans cette affaire. Adèle est revenue sous les traits de Hazel et, comme toute personne qui a péri pour renaître, elle a progressé: Hazel est plus vivante et plus gaie qu'Adèle, plus ouverte à l'amour.

– Je n'ai jamais rien entendu d'aussi grotesque. J'ai toujours trouvé ridicules les histoires de réincarnation; si en plus la métempsycose doit servir à vous innocenter, c'est le comble!

– Ouvrez les yeux! Deux jeunes filles de dix-huit ans, orphelines, égales par la beauté et la grâce, toutes deux victimes d'un grave accident qui eût pu les défigurer; l'une s'appelle Adèle Langlais, l'autre Hazel Englert. Même leurs noms résonnent de façon similaire!

– Vous expliquerez ça au tribunal. Nul doute que vos arguments phonétiques seront convaincants.

– Je n'ai rien à dire à aucun tribunal. Aux yeux de la loi, je n'ai rien à me reprocher.

– Viol, incarcération…

– Ni viol ni incarcération. Je ne les ai pas prises de force et je ne les ai pas empêchées de partir.

– Moi, vous m'empêchez de partir!

– C'est exact. Vous êtes mon seul délit. Vous l'avez bien cherché.

– Ça y est. C'est de ma faute.

– Oui, car vous vous obstinez à ne pas voir mes mérites. Grâce à moi, Adèle-Hazel a une vie de princesse romantique. Elle était faite pour ça, non pour devenir une reproductrice bourgeoise.

– Une femme a d'autres choix: il n'y a pas que les princesses romantiques et les reproductrices bourgeoises.

– Il y a aussi les infirmières raisonneuses qui finissent vieilles filles.

– Il y a aussi les meurtrières. Savez-vous que les femmes tuent très bien?

– Encore faut-il qu'elles en aient la possibilité.

Loncours claqua dans ses doigts: deux sbires jaillirent de derrière la porte.

– Voyez-vous, mademoiselle, votre vocation nouvelle aurait du mal à s'épanouir ici. Nous prolongerons demain cet agréable entretien. Je vous laisse lire Carmilla. Vous ne le regretterez pas.

Au moment de disparaître, il ajouta:

– Ce séjour ici vous sera très profitable. A force de découvrir de bons livres, vous deviendrez un être moins borné.

Françoise Chavaigne lut Carmilla. Elle ne fit qu'une bouchée de ce bref récit. Elle y prit beaucoup de plaisir. Ensuite, elle se demanda pourquoi son geôlier avait tenu à ce qu'elle connût ce livre. Elle s'endormit en songeant que si, comme Carmilla, elle avait le pouvoir de passer à travers les murs, elle parviendrait à ses fins.

Le lendemain, elle s'appliqua à n'avoir avec Hazel que des conversations d'une innocence soignée. Elle lui demanda des conseils de lecture.

– Donnez-moi tous les titres que vous pourrez. Je suis en train de découvrir le pouvoir libérateur de la littérature: je ne serais plus capable de m'en passer.

– La littérature a un pouvoir plus que libérateur: elle a un pouvoir salvateur. Elle m'a sauvée: sans les livres, je serais morte depuis longtemps. Elle a sauvé aussi Schéhérazade dans les Mille et Une Nuits. Et elle vous sauverait, Françoise, si toutefois vous aviez un jour besoin d'être sauvée.

«Si elle savait combien j'en ai besoin!» pensa la prisonnière de la chambre cramoisie.

Hazel lui donna un très grand nombre de titres.

– Vous devriez les noter, vous allez les oublier, dit-elle à la masseuse.

– Inutile. J'ai bonne mémoire, répondit celle-ci, sachant qu'une oreille les écoutait et notait à sa place.