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– Non, c'est lui, l'être que vous aimez le plus!

– Comment pouvez-vous comparer des sentiments aussi différents? Il est mon père, vous êtes ma sœur.

– Drôle de père!

– Oui, drôle de père. Je suis la première à juger qu'il s'est mal conduit envers moi. Ses torts sont innombrables et impardonnables. Et cependant, il y a une chose dont je ne puis douter: c'est qu'il m'aime.

– La belle affaire!

– Oui, belle affaire que d'aimer aussi fort! Dans cette maison, je me suis sentie tellement aimée.

– Belle comme vous l'êtes, n'importe quel homme vous aurait follement aimée.

– Ce n'est pas vrai. Très rares sont les hommes capables d'un si grand amour.

– Qu'en savez-vous? Vous n'aviez aucune expérience avant d'arriver ici.

– Je n'ai aucun doute à ce sujet. Pas besoin d'être grand clerc ni d'avoir beaucoup vécu pour remarquer que l'amour n'est pas la spécialité des humains.

– Dites plutôt que vous avez besoin de vous convaincre. C'est pour vous le seul moyen de tolérer l'idée de ces cinq horribles années.

– J'ai eu de beaux moments ici. Je ne regrette rien: ni d'avoir rencontré le Capitaine ni d'avoir été sauvée par vous. Vous êtes arrivée au bon moment. Les cinq années à Mortes-Frontières m'ont apporté des trésors qui auraient fini par tourner à l'aigre, si vous n'étiez pas venue jouer ce rôle providentiel.

– Je ne vous comprends pas. Si j'avais subi ce que vous avez enduré, je tuerais Loncours.

– Il faut accepter de ne pas comprendre certaines choses chez ses amis, je vous l'ai déjà dit. Moi non plus je ne vous comprends pas toujours. Je ne vous en aime pas moins. Et toute ma vie je vous serai reconnaissante de m'avoir ouvert les yeux sur l'inanité de ma prison. Si j'étais restée dans ce dégoût de moi, j'aurais peut-être fini comme Adèle.

– Enfin des paroles sensées! Vous voyez bien que vous avez de bonnes raisons de haïr ce vieux salaud.

– Sans aucun doute.

Le beau visage de la jeune fille prit une expression étrange. Elle se releva, contourna l'infirmière et vint auprès du Capitaine qu'elle regarda avec une dureté soudaine. Commença un tête-à-tête si intense que Françoise se demanda s'ils n'avaient pas oublié sa présence.

– Oui je vous en veux, dit la petite à Loncours. Pas parce que vous m'avez séquestrée, pas parce que vous m'avez convaincue de ma laideur. Je vous en veux à cause d'Adèle.

– Que peux-tu me reprocher, toi qui ne l'as pas connue?

– De l'avoir aimée. Je ne suis pas comme Françoise: vos crimes d'amour m'inspirent une sorte d'admiration. Un homme qui aime jusqu'à l'abjection, jusqu'à détruire celle qu'il aime, je peux le comprendre. En revanche, ce qui me révolte, c'est de penser que je ne suis pas la première. Vos méfaits en sont comme banalisés: ils tiraient leur grandeur de leur caractère exceptionnel, de leur unicité. Si je ne suis qu'une répétition, alors oui, je vous en veux et je vous déteste.

– Se pourrait-il que tu sois jalouse? Quelle preuve d'amour inespérée!

– Vous n'avez pas compris. Je suis jalouse pour elle. Si vous l'avez aimée au point de créer pour elle une telle machination, comment pouvez-vous en aimer une autre après? N'est-ce pas déshonorer votre passion que de lui donner une suite?

– Je ne suis pas de cet avis. A quoi serviraient les morts, sinon à aimer les vivants davantage? J'ai souffert pendant les quinze années qui ont suivi son suicide. Ensuite, je t'ai rencontrée. Depuis, je parle d'elle au présent. Ne comprends-tu pas que toi et elle, vous êtes une seule et même personne?

– Vous dites ça à cause de la vague similitude de nos noms. C'est ridicule.

– Vos noms sont la moins troublante de vos ressemblances. J'ai beaucoup vécu et beaucoup voyagé: j'ai vu tant d'êtres humains et j'ai eu tant de maîtresses que je crois m'y connaître un peu en matière de rareté. Parmi les hommes et les femmes, il n'y a rien de moins partagé que la grâce. Je n'ai connu que deux jeunes filles pour la refléter. Pour les avoir connues et aimées toutes les deux, je sais qu'elles sont une.

– Pendant toutes ces années, vous ne m'avez aimée que pour ma ressemblance avec une autre? Je hais cette idée!

– Cela signifie que je t'aimais avant ta naissance. Quand Adèle est morte, tu avais trois ans: l'âge des premiers souvenirs. J'aime à penser que tu as hérité de sa mémoire.

– Je trouve cette supposition détestable.

– Ce n'est pas une supposition, c'est une certitude. Pourquoi as-tu horreur de te promener dans l'île, pourquoi sens-tu près du rivage une présence que tu qualifies de déchirante? Parce que tu te rappelles t'y être suicidée il y a vingt ans.

– Taisez-vous ou je deviens folle!

– Tu te trompais en disant avoir embelli en cinq ans: c'est avant ta naissance que tes progrès ont commencé, en 1893, quand j'ai rencontré Adèle. Tu as bénéficié de tout l'amour que j'ai donné à ta précédente incarnation. Et tu en portes les fruits car tu es mieux qu'elle: tu es plus ouverte à la vie. Il y avait en elle une faille, un désespoir, une insatisfaction fatale dont tu n'as pas hérité. C'est pour cela qu'elle s'est suicidée. Toi, tu es trop vivante pour te tuer.

– Vous croyez ça? s'emporta la pupille. Et, en un geste d'une violence furieuse, elle arracha le pistolet des mains de Françoise et le pointa sur sa propre tempe.

– Hazel! s'exclamèrent d'une seule voix le vieil homme et la jeune femme.

– Si vous m'approchez, je tire! dit-elle avec, dans les yeux, la résolution la plus ferme.

– Vieil imbécile! lança l'infirmière. Voyez ce que vous appelez les bienfaits de votre amour: bientôt, vous aurez deux mortes sur la conscience.

– Hazel, non, je t'en prie, mon amour, ne fais pas ça!

– Si, comme vous l'affirmez, je suis la réincarnation d'Adèle, je ne pourrais pas avoir d'attitude plus logique.

– Non, Hazel, dit la jeune femme. Vous êtes à l'aube d'une vie nouvelle, enthousiasmante. Vous verrez comme il est exaltant d'être belle. Vous serez riche et libre: tout vous sera possible!

– Je me fiche de cela!

– Tu as tort de renoncer à ce que tu ne connais pas.

– Ces choses-là ne m'intéressent pas. J'ai vécu ici le meilleur de ce que j'avais à vivre. A présent, si je suis Adèle, comment pourrais-je penser à autre chose qu'à ma mort?

– C'est à ma mort que tu dois penser.

– Il a raison, s'emporta Françoise. S'il y a quelqu'un à tuer dans cette affaire, c'est lui. Pourquoi vous suicideriez-vous? Depuis quand exécute-t-on les victimes à la place des coupables?

– Je ne pourrais pas le tuer, balbutia la pupille en gardant le pistolet sur sa propre tempe. Ce serait au-dessus de mes forces.

– Donnez-moi l'arme, lui ordonna Françoise, je me charge de le faire.

– Mademoiselle, ceci est une histoire entre elle et moi. Hazel, je n'ai rien contre l'idée du suicide mais le tien est indéfendable. Ce serait multiplier par deux l'horreur de celui d'Adèle qui, au moins, avait l'excuse d'être désespérée.

– Je suis désespérée.

– Tu n'as aucune raison de l'être. C'est le jour de ton anniversaire et tu reçois comme cadeaux la beauté, la fortune et la liberté.

– Arrêtez, vous m'écœurez! Comment pourrais-je oublier ce que j'ai vécu ici? Comment pourrais-je traîner un tel fardeau toute mon existence?

– Qui parle de fardeau? Qui parle d'oubli? J'espère bien, moi, que tu te rappelleras. Tu partiras d'ici lestée d'un amour formidable qui t'est acquis pour l'éternité. Il n'y a pas de richesse plus grande.

– Cette histoire est une prison que j'emmènerai avec moi. Le souvenir de vous ne cessera de me hanter. Pour me libérer, il faut que quelque chose soit brisé.

– Oui, mais pas ton crâne. C'est le cycle qu'il faut briser. Si tu te suicides, tu le ren forceras au lieu de le détruire. Ton amie a raison: si vraiment tu ressens la nécessité de tuer quelqu'un pour en sortir, alors tue-moi.