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– Quoi donc?

Elles se tenaient à l'endroit précis où Adèle Langlais s'était suicidée, vingt ans plus tôt.

Françoise allait parler quand un frisson la retint.

Là-bas, le vieil homme cria des mots que le vent moucha comme autant de flammèches:

– Idiote! Cette stupide infirmière est en train de détruire en deux phrases ce qu'il m'a fallu trente ans pour édifier! Dire que mon obstination et mon amour sont à la merci de quelques mots prononcés par une bouche imbécile! Elle est le serpent qui parle à mon Eve. Pourquoi une chose aussi bête que le langage a-t-elle le pouvoir d'anéantir l'Eden?

– Eh bien, Françoise? Vous ne dites rien?

C'était la première fois que l'infirmière voyait la pupille à la vraie et pleine lumière du jour. Dans le manoir, il faisait toujours à moitié sombre. Enfin sorti des ténèbres, le visage de la jeune fille apparaissait en sa scandaleuse beauté. Le spectacle d'une telle splendeur était insoutenable.

En un instant d'éblouissement, les plans de Mlle Chavaigne changèrent du tout au tout.

– Je voulais vous dire que vous ne connaissez pas votre bonheur, Hazel. S'il n'y avait pas le Capitaine, Mortes-Frontières serait le paradis sur terre. C'est une chance que d'être isolée du reste des humains.

– Surtout quand on est laide comme moi.

– Pas seulement. J'aimerais vivre ici avec vous.

– Ce serait le plus beau cadeau d'anniversaire que vous pourriez m'offrir.

Au loin, Loncours vit la pupille esquisser des gestes d'enthousiasme. «Tout est perdu. Elle sait, maintenant», pensa-t-il.

Le monde ne voulait plus de lui. Il eut l'impression que le bateau de sa vie avait largué les amarres. Comme dans un rêve dont on ne parvient pas à déterminer s'il est magnifique ou horrible, il marcha vers les deux jeunes femmes. On était fin mars mais la lumière était encore celle, parfaite, de l'hiver au bord de la mer. Etait-ce à cause de cet éclat blafard que les deux silhouettes féminines lui paraissaient si éloignées?

Il marchait à n'en plus finir. Il se rappela les paroles d'un sage éthiopien rencontré quarante ans auparavant lors d'une escale africaine: «L'amour est l'affaire des grands marcheurs.» Il comprenait enfin combien cette phrase était vraie.

Il marchait vers la bien-aimée et chaque pas l'épuisait comme une épreuve métaphysique. Marcher, c'était lever le pied, s'effondrer et se retenir au dernier instant: «Quand je serai devant elle, je ne me retiendrai plus, je m'effondrerai.» Une angoisse indicible lui broyait la poitrine.

– Voici le Capitaine qui arrive, dit l'infirmière.

– Qu'est-ce qu'il a? Il titube comme un malade.

– Quand il rejoignit les deux femmes, il vit le visage radieux de Hazel.

– Vous lui avez dit…? demanda-t-il à Françoise.

– Oui, mentit-elle avec sadisme.

Loncours tourna la tête vers la jeune fille interloquée.

– Ne m'en veux pas. Essaie de comprendre, même si c'est indéfendable. Et n'oublie pas que je t'aime comme personne.

Ensuite, il courut jusqu'au bout de la flèche de pierre qui marquait le lieu du suicide d'Adèle et se jeta à la mer.

Pour un bon nageur, même âgé de soixante-dix-sept ans, se laisser dévorer par les eaux est un exercice intellectuel davantage que physique.

«Ne pas nager. Ne pas remuer bras et jambes. Ne pas hisser mon nez vers la surface. Etre lourd et inerte. Museler l'appétit qui pousse à exister, le stupide instinct de survie. Adèle, je sais enfin ce que tu sais. Depuis vingt ans, il ne s'est pas passé de nuit sans que je pense à ta noyade. Je me demandais comment il était possible de se noyer, comment l'eau, la suprême amie des vivants, pouvait tuer? Comment un corps léger comme le tien pouvait-il devenir plus pesant que ce monstrueux volume liquide? A présent, j'entrevois la logique qu'il y a à choisir ce trépas. L'eau et l'amour sont le berceau de toute vie: il n'y a pas plus fécond. Mourir par l'amour ou mourir par l'eau, ou mieux encore par les deux ensemble, c'est boucler la boucle, c'est prendre la porte d'entrée pour porte de sortie. C'est se tuer par la vie même.»

Hazel hurlait. Françoise la retenait des deux mains.

La tête du vieillard ne remonta pas une seule fois à la surface.

– Il est mort, finit par dire la pupille, hébétée.

– Sûrement. Il n'était pas amphibie.

– Il s'est suicidé! s'indigna la jeune fille.

– Bien observé.

– La petite éclata en sanglots.

– Allons, allons! Il avait fait son temps, le vieux.

– Je l'aimais!

– N'exagérez pas. Vous étiez malade à l'idée qu'il vous touche ce soir.

– Cela n'empêche que je l'aimais.

– Bon. Très bien, vous l'aimiez. Il est néanmoins normal qu'il meure avant vous, vu la différence d'âge.

– Ma parole, vous jubilez!

– On ne peut rien vous cacher.

– Vous le haïssiez?

– Oui. Son suicide est le plus beau des cadeaux d'anniversaire.

– Mais pourquoi s'est-il donné la mort?

– Allez savoir ce qui se passe dans la tête des vieilles personnes, dit Françoise qui souriait à l'idée d'avoir réussi le crime parfait.

– Et ces phrases qu'il m'a dites avant de se jeter à l'eau, c'était pour expliquer son geste?

– Certainement, mentit l'aînée. Les gens qui vont se tuer éprouvent toujours le besoin de se justifier, comme si c'était intéressant.

– Que vous êtes dure et cynique! Cet homme était mon bienfaiteur!

– Un bienfaiteur qui a profité de sa protégée.

– Profité! Vous semblez oublier que je suis défigurée.

– Impossible de l'oublier. Mais on s'habitue à votre laideur, dit la jeune femme en contemplant le visage magnifique de Hazel.

Elles rentrèrent au manoir, l'une en larmes, l'autre ravie d'avoir tué son ennemi grâce à un malentendu bien orchestré.

Pendant que la pupille pleurait sur son lit, la meurtrière se renseignait. Les affaires de Loncours étaient gérées par le notaire de Tanches. Elle lui téléphona et apprit ainsi que le Capitaine l'avait choisie pour exécutrice testamentaire et que la petite était la légataire universelle.

«Voici un défunt exemplaire», pensa Mlle Chavaigne.

Quand ces ennuyeuses formalités furent accomplies, l'infirmière consulta la jeune fille.

– Vous êtes à la tête d'une fortune immense. Que désirez-vous?

– Rester à Mortes-Frontières pour cacher ma monstrueuse figure.

– Juste avant la mort du Capitaine, je vous disais que je voulais vivre ici avec vous. M'y autorisez-vous toujours? Le visage de Hazel s'illumina.

– Je n'osais plus l'espérer! C'est mon souhait le plus cher!

– Vous me comblez.

– Mais puis-je accepter un tel sacrifice? Vous qui êtes belle, vous pourriez fréquenter le monde.

– Je n'en ai aucune envie.

– Comment est-ce possible?

En guise de réponse, Françoise serra la merveille dans ses bras.

– Vous êtes beaucoup plus intéressante que le monde, dit-elle à la petite.

Ce fut un coup d'Etat en gants de velours. Mlle Chavaigne ne renvoya personne: après tout, les hommes de main pouvaient toujours servir à quelque chose, ne fût-ce que pour écouler l'excès d'argent dont, sur l'île, elle n'avait pas d'usage. Jacqueline et le majordome rempliraient à leur habitude les tâches culinaires et ménagères.

Françoise quitta la chambre cramoisie pour celle du Capitaine. Il n'est pas rare que le trajet le plus court pour prendre le pouvoir passe par la prison. Personne ne songea à discuter son autorité.

Parfois elle allait à Nœud, où la plupart des gens croyaient qu'elle était la veuve de Loncours. Elle y achetait des livres rares et précieux, des fleurs et des parfums. Deux sbires l'accompagnaient pour porter les colis.

Elle ne manquait jamais de faire un crochet par la pharmacie pour narguer son dénonciateur. A chaque fois, avec un sourire suave, elle lui demandait un thermomètre – «en souvenir du bon vieux temps», précisait-elle. L'apothicaire avait du mal à rester impassible.