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– Il paraît que vous possédez une grande bibliothèque.

– Que désirez-vous lire?

– La Chartreuse de Parme.

– Savez-vous que Stendhal a dit: «Le roman est un miroir que l'on promène le long du chemin»?

– C'est bien le seul genre de miroir auquel votre pupille a droit.

– Il n'en existe pas de meilleur.

Ils parvinrent dans une chambre dont les murs, les fauteuils et le lit étaient tendus de velours rouge sombre.

– On l'appelle la chambre cramoisie. Je n'aime pas tant cette couleur: si je l'ai cependant choisie, c'est par amour pour ce mot que la vie ne permet pas d'employer souvent. J'ai ainsi l'occasion de le prononcer. Grâce à vous, je devrai sans doute en user davantage.

– Dans ma chambre de Nœud, il y a de la lumière. Il y a une vraie fenêtre avec vue sur la mer, non une lucarne impossible à atteindre.

– Si vous voulez de l'éclairage, allumez les lampes.

– C'est la lumière du soleil que je veux. Aucun éclairage ne peut la remplacer.

– Ici, on préfère l'ombre. Je vous laisse vous installer.

– M'installer? Je n'ai pas de bagages, monsieur.

– Je vous ai préparé quelques vêtements de rechange.

– J'aurai droit moi aussi au trousseau d'Adèle?

– Vous êtes grande et mince, il devrait convenir. Vous avez une salle d'eau à côté. Un domestique vous apportera votre dîner. Et La Chartreuse de Parme, bien entendu.

Il ferma la porte à clef et s'en alla. L'infirmière entendit crier les marches de l'escalier. Bientôt, il n'y eut plus que le bruit assourdi des vagues.

Une heure plus tard, un valet escorté d'un sbire lui porta un plateau: bisque de homard, canard à l'orange, baba au rhum et La Chartreuse de Parme.

«Quel luxe! On cherche à m'en jeter plein la vue», pensa-t-elle. Mais elle n'avait pas l'habitude de manger seule et, pour cette raison, la médiocre nourriture qu'elle partageait au réfectoire de l'hôpital avec ses collègues lui parut plus appétissante.

Après le repas, elle s'allongea sur le lit et commença le roman de Stendhal. Elle en lut plusieurs pages avant de le reposer: «Qu'est-ce que Hazel peut aimer dans ces histoires de batailles napoléoniennes et de gentilshommes italiens? Cela m'ennuie. C'est peut-être parce que je n'ai pas le moral.»

Elle éteignit la lumière et se mit à penser à un autre livre dont Hazel lui avait parlé et qu'elle avait lu: Le Comte de Monte-Cristo. «Chère amie, vous étiez prophétique en évoquant ce roman: me voici désormais, comme vous, prisonnière au château d'If.»

Elle s'attendait à souffrir d'insomnie. Au contraire, elle sombra dans un sommeil comateux. Le lendemain, elle fut réveillée par Loncours qui lui tapotait la main. Elle poussa un cri et fut rassurée de voir derrière lui le domestique qui troquait le plateau du dîner contre celui du petit déjeuner.

– Vous avez dormi tout habillée, sans même entrer dans le lit.

– En effet. Je ne m'attendais pas à être engloutie par un sommeil aussi foudroyant. Y avait-il une drogue dans ma nourriture?

– Non, vous avez mangé comme nous. Le fait est que l'on dort bien, à Mortes-Frontières.

– Quelle chance pour moi que d'être hébergée en un tel paradis. Pourquoi êtes-vous venu? Vous auriez pu envoyer l'un de vos hommes, s'il ne s'agissait que de me réveiller.

– J'aime voir dormir de belles jeunes femmes. Il n'y a pas de spectacle plus délicieux pour un vieil homme.

Elle fut à nouveau enfermée à double tour. Après le petit déjeuner, elle se recoucha avec La Chartreuse de Parme. A sa grande honte, elle s'ennuyait toujours.

Lassée, elle posa le roman et décida de se montrer frivole. Elle ouvrit l'armoire pour voir les vêtements que le Capitaine avait choisis pour elle. C'étaient des robes à la mode d'il y a trente ans, longues, ouvragées, blanches pour la plupart. «Cette passion qu'ont les hommes pour les femmes en blanc!» pensa-t-elle.

Elle en prit une qui lui paraissait très belle: elle eut quelques difficultés à la mettre sans l'aide de personne, car elle avait l'habitude de sa blouse de travail qu'elle enfilait en deux secondes. Quand elle fut parée, elle voulut voir à quoi elle ressemblait en ses atours; ce fut alors qu'elle se rappela l'absence de miroirs.

Elle pesta: «A quoi sert-il de porter des vêtements somptueux si l'on ne peut pas se regarder?» Elle se déshabilla et résolut d'aller faire sa toilette à côté. Mais il n'y avait ni baignoire ni lavabo dans la salle d'eau. «Toujours cette phobie des reflets! Cette maison va me rendre folle!»

Elle resta sous la douche pendant une heure en élaborant des plans qui n'aboutissaient à rien. Ensuite, propre comme du matériel chirurgical, elle se recoucha. «Je n'arrête pas d'avoir envie de dormir, ici!» Elle se souvint d'une notion qu'on lui avait apprise lors de sa formation: certaines personnes qui, pour diverses raisons, ne sont pas satisfaites de leur sort présent s'en sortent par une solution inconsciente que l'on appelle la fuite dans le sommeil. Selon leur degré de mécontentement, cela peut aller de la somnolence intempestive à la léthargie pathologique.

«C'est ce qui est en train de m'arriver», diagnostiqua-t-elle avec rage. Une minute plus tard, elle pensa que ce n'était pas si maclass="underline" «Pourquoi lutter? Je n'ai rien de mieux à faire, après tout. Ce livre m'ennuie, il n'y a pas de miroir pour mes essayages, et réfléchir ne me mène nulle part. Dormir est une occupation merveilleuse et sage.» Elle prit le large.

Le vieil homme se tenait à son chevet.

– Seriez-vous malade, mademoiselle?

– Je profite de mon incarcération pour m'administrer une cure de sommeil.

– Voici votre déjeuner. Je viendrai vous chercher dans deux heures pour aller chez ma pupille. Soyez prête.

A moitié assoupie, elle mangea. Puis elle retomba sur le lit et sentit que Morphée l'assaillait à nouveau. Elle finit par se traîner jusqu'à la salle d'eau où elle prit une douche glacée qui l'éveilla. Elle revêtit la robe surannée qu'elle avait déjà essayée. Ensuite, elle se coiffa avec autant de soin que le lui permettait l'absence de miroirs.

Quand Loncours entra dans ses appartements, il tomba en arrêt.

– Que vous êtes belle! dit-il avec un regard flatteur.

– Ravie de l'apprendre. Si je disposais d'une glace, j'aurais peut-être pu m'en réjouir moi aussi.

– J'avais raison: vous êtes aussi mince qu'elle. Cependant, vous ne lui ressemblez pas.

– En effet, je n'aurai jamais l'air d'un oiseau pour le chat.

Il sourit et l'emmena à l'autre bout du manoir. Il la laissa entrer seule dans la chambre de Hazel qui poussa un cri:

– Françoise, est-ce vous? Où est votre blouse d'infirmière?

– La regrettez-vous?

– Vous êtes magnifique. Tournez-vous. Ah, c'est superbe. Que se passe-t-il?

– J'ai pensé que, pour vous masser, je n'avais pas besoin d'une tenue particulière. Cette robe me vient de ma mère: j'ai trouvé absurde de ne jamais la porter.

– J'applaudis à cette décision: vous êtes d'une majesté inégalable.

– N'avez-vous pas de beaux vêtements, vous aussi?

– J'ai vite renoncé à les porter. Comme je passe mon temps au lit, je n'en ai pas l'occasion.

– Le Capitaine serait peut-être heureux de vous voir bien habillée.

– Je ne sais pas si j'ai tellement envie de le rendre heureux.

– Quelle est cette ingratitude? demanda la masseuse qui jubilait à l'idée que le vieillard entendît cela.

– Je suis sans doute méchante, soupira la pupille. Hier soir, il m'a énervée, je l'ai trouvé tendu, plus bizarre que jamais. J'ai toujours l'impression qu'il me cache quelque chose – ou plus exactement qu'il cache quelque chose au monde entier. Pas vous?

– Non.

– N'est-il pas étrange, ce marin qui, malgré sa haine de la mer, vit sur une île à l'écart du genre humain?

– Non, continua l'infirmière qui se dit que la mer lui rendait bien la haine qu'il lui vouait.

– Comment expliquez-vous ça, alors?

– Je ne l'explique pas. Cela ne me regarde pas.

– Si même vous, vous ne me comprenez pas…

Sentant le terrain miné, Françoise s'empressa de changer de sujet:

– Hier, suite à notre conversation, je me suis procuré La Chartreuse de Parme que je ne connaissais pas.

– Quelle bonne idée! s'exclama Hazel en grande excitation. Où en êtes-vous?

– Pas très loin. Pour être sincère, cela m'ennuie.

– Comment est-ce possible?

– Ces histoires d'armée milanaise et de soldats français…

– Ça ne vous plaît pas?

– Non.

– C'est beau, pourtant. Peu importe: ce passage n'est pas long. Après, vous arriverez dans tout autre chose. Si c'est de l'amour que vous voulez, il y en aura.

– Ce n'est pas tellement ça qui m'intéresse dans la lecture.

– Et qu'aimez-vous lire?

– Des histoires de prison, répondit l'infirmière avec un drôle de sourire.

– Vous avez frappé à la bonne porte: les héros stendhaliens vont souvent en prison. C'est le cas de Fabrice del Dongo. Je suis comme vous, j'adore les histoires de prison.

– C'est peut-être parce que vous avez vous-même l'impression d'y être, dit l'aînée qui jouait avec le feu.

– Est-ce nécessaire? Vous n'avez pas cette impression et cependant ces récits vous passionnent C'est qu'il y a dans l'incarcération un mystère formidable: quand un être humain ne dispose plus d'autres ressources que sa propre personne, comment va-t-il continuer à vivre?

– Selon moi, ce qui rend la prison intéressante, ce sont les efforts que déploie le détenu pour s'en évader.

– Mais l'évasion n'est pas toujours possible.

– Si, elle l'est toujours!