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– Il peut arriver aussi que l'on prenne goût à sa geôle. C'est ce qu'il advient au héros de La Chartreuse , qui ne veut plus en être libéré. Françoise, jurez-moi que vous continuerez à lire ce livre

– Bon.

– Et faites-moi un autre plaisir: coiffez-moi.

– Pardon?

– Est-il indispensable que vous me massiez sans cesse? Je demande une récréation: coiffez-moi, j'adore ça.

– Chignon, natte?

– Aucune importance. Ce que j'aime, c'est que l'on s'occupe de mes cheveux. Il y a des années que l'on ne m'a plus peignée, brossée…

– Il fallait le demander au Capitaine.

– Les hommes sont incapables de toucher une chevelure avec douceur. Il y faut des mains de femme – et encore, pas de n'importe quelle femme. Des mains aimantes, fines, caressantes et habiles: les vôtres.

– Asseyez-vous sur cette chaise.

Hazel s'exécuta, ravie. La jeune femme prit la brosse et la passa dans les longs cheveux de la pupille qui ferma les yeux de volupté.

– Que c'est bon!

L'infirmière fronça les sourcils.

– Voyons, Hazel, imaginez que quelqu'un nous entende, il se poserait des questions…

La jeune fille éclata de rire.

– Personne ne nous entend. Et puis, quel mal y a-t-il à coiffer son amie? Continuez, je vous prie.

Françoise brossa a nouveau la chevelure noisette.

– C'est un délice. J'ai toujours adoré ça. Quand j'étais petite, les filles de l'école glissaient leurs mains dans mes cheveux: je crois que je les portais longs dans cette intention. C'était terriblement agréable mais je serais morte plutôt que de l'avouer et, lorsque mes amies venaient me coiffer avec leurs doigts, je prenais un air lassé et incommodé qui les provoquait: plus je soupirais avec désapprobation, plus les filles jouaient avec mes cheveux. Je taisais mon plaisir. Un jour, un garçon a voulu s'en mêler: il a tiré si fort que j'ai hurlé de douleur. Moralité: il faut laisser les hommes à leur place.

Les deux jeunes femmes se mirent à rire.

– Vous avez une toison magnifique, Hazel. Je n'en avais jamais vu de si belle.

– Il faut bien que j'aie quelque chose de joli. Dans Oncle Vania de Tchékhov, il y a une héroïne disgraciée qui gémit: «On dit toujours aux filles laides qu'elles ont de beaux cheveux et de beaux yeux.» Moi, on ne pourrait même pas me dire que j'ai de beaux yeux.

– Vous n'allez pas recommencer à vous plaindre!

– Rassurez-vous. De quoi me plaindrais-je en éprouvant une si grande volupté? Peignez-moi, à présent, s'il vous plaît. Ah, je vous félicite, vous vous y prénez à merveille. Le peigne exige plus de talent que la brosse. C'est exquis: vous avez des mains de génie.

– Il est ravissant, ce peigne.

– Et pour cause: il est en bois de camélia. Le Capitaine l'a rapporté du Japon il y a quarante ans.

L'infirmière pensa qu'Adèle avait dû s'en servir avant elle.

– C'est l'avantage de vivre avec un homme qui n'a cessé de parcourir les mers: il m'offre des objets rares qui viennent de loin et raconte des histoires aussi belles qu'exotiques. Savez-vous comment les Japonaises se lavaient les cheveux autrefois?

– Non.

– Je vous parle des princesses, bien entendu. Plus une Nippone était de haut lignage, plus elle portait les cheveux longs – les femmes du peuple les avaient plus courts, ce qui était plus pratique pour travailler. Quand la chevelure d'une princesse donnait des signes de malpropreté, on attendait un jour de soleil. La noble demoiselle allait alors à la rivière avec ses dames de compagnie: elle se couchait près de la berge, de sorte que sa toison pendît dans l'eau. Les servantes entraient dans la rivière. Chacune prenait l'une des mèches interminables, la mouillait jusqu'à la racine, l'imprégnait de poudres de bois précieux tels que le camphre ou l'ébène, l'en frottait tout du long avec ses doigts, puis la rinçait dans le courant. Ensuite elles sortaient de l'eau et priaient la princesse de s'étendre plus loin, afin que l'on puisse étaler sa chevelure trempée sur la prairie. Chaque dame reprenait la mèche qui lui avait été attribuée, sortait son éventail et se mettait à l'œuvre: comme si cent papillons étaient venus battre des ailes ensemble pour sécher la demoiselle.

– C'est ravissant.

– Mais fastidieux. Avez-vous songé au nombre d'heures que cela durait? C'est pourquoi les Japonaises du temps jadis ne se lavaient les cheveux que quatre fois par an. On a du mal à imaginer que, dans cette civilisation si raffinée, où l'esthétisme régnait en maître, les belles avaient le plus souvent une tignasse luisante de sébum.

– J'adore votre façon de raconter de jolies histoires pour ensuite en poignarder la poésie.

– Il ne me déplairait pas d'être une princesse nippone: vous seriez ma demoiselle de compagnie et nous irions à la rivière pour que vous me laviez la toison.

– Nous pourrions le faire dans la mer! dit Françoise, soudain pleine d'espoir à l'idée d'être enfin en mesure de révéler à Hazel ce qu'on lui cachait.

– L'eau de mer est mauvaise pour la chevelure.

– Quelle importance? Vous les rinceriez ensuite à la douche! Oh si, allons-y immédiatement.

– Je vous dis que non. Comment voulez-vous que je me croie au Japon si je vois la côte normande?

– Nous irons face à l'Océan.

– Vous êtes folle, Françoise. Vous n'allez pas entrer dans cette eau glaciale au mois de mars.

– Je suis une dure à cuire. Allons, venez! supplia-t-elle en la tirant par le bras.

– Non! Je vous ai déjà dit que je n'avais pas envie de sortir.

– Moi, j'ai envie.

– Vous n'avez qu'à sortir sans moi.

«Je n'en ai pas le droit!» pensait l'infirmière en traînant Hazel vers la porte. Celle-ci se dégagea et cria avec fureur:

– Quelle mouche vous pique?

– J'aimerais tellement être seule avec vous!

– Vous êtes seule avec moi!

Désespérée d'avoir pris tant de risques pour rien, la jeune femme ordonna à la pupille de s'allonger à nouveau et se mit à la masser, résignée.

Deux sbires la ramenèrent dans la chambre cramoisie. Le Capitaine ne tarda pas à la rejoindre.

– Attention, mademoiselle. Vous passez les bornes.

– Châtiez-moi donc.

– Je pourrais vous prendre au mot.

– Vous seriez bien ennuyé de devoir me tuer. Hazel en perdrait la raison.

– Il n'y a pas que le meurtre.

– A quoi songez-vous?

– Je laisse cela à votre imagination. A la prochaine incartade, je sévis.

Françoise Chavaigne passa la nuit à lire La Chartreuse de Panne. A son grand étonnement, elle y prit beaucoup de plaisir. Elle finit le roman à six heures du matin.

En début d'après-midi, les hommes de Loncours la conduisirent dans la chambre de la pupille. Cette dernière avait l'air torturé.

– C'est moi qui devrais tirer la tête. Hier, vous m'avez traitée comme une domestique.

– Pardonnez-moi, Françoise. Je sais que je ne suis pas toujours très agréable à vivre. Voyez-vous, nous sommes aujourd'hui le 29 mars. Dans deux jours, c'est mon anniversaire et je crève de peur.

– Il n'y a pas lieu de craindre d'avoir vingt-trois ans.

– Il ne s'agit pas de ça. Le Capitaine se fait une fête à l'idée que nous ayons un siècle à nous deux. Les vieilles personnes ont de ces lubies avec la symbolique des chiffres. Et j'ai peur de la manière dont il va le célébrer, si vous voyez ce que je veux dire.

L'infirmière jugea prudent de changer de sujet de conversation.

– Vous n'allez pas me croire: j'ai fini La Chartreuse de Parme. J'ai passé la nuit à lire.

– Et ça vous a plu?

– C'est le moins qu'on puisse dire.

S'ensuivit un long questionnement – «Et avez-vous aimé quand… Et avez-vous aimé le moment où…» Comme La Chartreuse de Parme est un grand livre, il y eut même une dispute.

– Bien entendu, Fabrice et Clélia sont des imbéciles. La Sanseverina et le comte Mosca sont les véritables héros de cette histoire, tout le monde est d'accord là-dessus. Mais la scène de la prison est si délicieuse qu'on pardonne à ces jeunes sots, commenta Hazel.

– Quand Fabrice la regarde par les fentes de son cachot?

– Non. Quand il est incarcéré pour la deuxième fois et qu'elle vient lui offrir sa virginité.

– De quoi parlez-vous?

– Vous avez lu le livre, oui ou non?

– Je vois à quelle scène vous faites allusion, niais il n'est pas spécifié qu'ils couchent ensemble.

– Ce n'est pas écrit noir sur blanc. Il n'y a cependant aucun doute là-dessus.

– Alors comment expliquez-vous que je n'aie pas eu cette impression à la lecture de ce passage?

– Vous étiez peut-être distraite?

– Nous parlons bien de la scène où Clélia vient dans sa cellule l'empêcher de manger son repas empoisonné?

– Oui. Le texte dit: «… Fabrice ne put résister à un mouvement presque involontaire. Aucune résistance ne lui fut opposée.» Admirez l'art de cette dernière phrase.

– Vous connaissez le livre par cœur?

– Au bout de soixante-quatre lectures, c'est la moindre des choses. En particulier ce passage qui est, à mon sens, le plus bel exemple de sous-entendu de toute la littérature.

– Je crois que c'est votre perversité qui voit des sous-entendus dans cette scène.

– Ma perversité? s'exclama la pupille.

– Il faut vraiment être perverse pour voir un dépucelage dans cette phrase.

– Il faut vraiment être bégueule pour ne pas le voir.

– Bégueule, non. Infirmière, oui. On ne déflore pas les filles de cette manière.

– Seriez-vous experte en cette question, Françoise? ricana Hazel.

– Je suis simplement réaliste.

– Il ne s'agit pas d'être réaliste, il s'agit d'être littéraire.