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– Justement. Le texte dit: «un mouvement presque involontaire». On ne dépucelle pas avec un mouvement presque involontaire.

– Pourquoi pas?

– D'abord, je n'appellerais pas ça un mouvement.

– C'est une litote.

– Prendre la virginité d'une fille avec une litote, je trouve ça un peu fort.

– Moi, je trouve ça charmant.

– Ensuite, à supposer que ce mouvement soit bel et bien un dépucelage, il ne peut pas être involontaire.

– Et pourquoi non?

– Il se consume pour elle depuis des centaines de pages. Il ne va quand même pas lui faire l'amour involontairement!

– Ça ne veut pas dire que c'est fortuit, ni qu'il ne la désire pas. Ça signifie qu'il est submergé par la passion, qu'il ne peut pas se contrôler.

– Ce qui me choque le plus, c'est ce «presque».

– Il devrait pourtant vous réconforter puisqu'il tempère cet «involontaire» qui vous indispose.

– Au contraire. S'il s'agit d'une défloration, ce «presque» est intenable. Il y a dans ce mot une désinvolture qui rend votre interprétation invraisemblable.

– On peut dépuceler avec désinvolture.

– Pas quand on est amoureux fou.

– Vous ne m'avez pas habituée à ce romantisme, Françoise, dit la jeune fille avec un sourire narquois. Je me rappelle avoir entendu dans votre bouche des considérations sexuelles d'un pragmatisme extrême.

– Précisément: comment voulez-vous qu'il lui fasse son affaire dans un cachot, sur un coin de table?

– C'est techniquement possible.

– Pas avec une pucelle effarouchée!

– Elle ne m'a pas l'air si effarouchée que ça. Si vous voulez mon avis, elle est venue exprès pour s'offrir à Fabrice.

– Ça ne colle pas avec son caractère de mijaurée. Mais revenons-en à la technique: avez-vous songé à la lingerie féminine de l'époque? Elle était d'une complexité telle que, pour rendre ce genre de chose possible, la femme devait collaborer. Vous imaginez Clélia coopérant à son propre dépucelage?

– Les jeunes filles sont parfois d'une hardiesse surprenante.

– Vous parlez d'expérience?

– Ne changeons pas de sujet. Fabrice est un fougueux jeune homme italien, héros d'un grand roman du siècle dernier. Il est éperdu d'amour pour Clélia et, après une interminable attente, il lui est enfin donné d'être seul avec sa bien-aimée. S'il ne profite pas de l'occasion, c'est une mauviette!

– Je ne dis pas qu'il ne la touche pas, je dis qu'il lui fait autre chose.

– Ah! Et peut-on savoir quoi?

– Le mot «mouvement» me paraît plutôt suggérer une caresse.

– Une caresse où? Soyez plus explicite.

– Je ne sais pas… la poitrine.

– Il se contenterait de bien peu, votre godelureau. Il faudrait qu'il n'ait rien dans les tripes pour ne pas en vouloir davantage.

– «Mon godelureau»? Vous parlez comme si j'étais l'auteur. Je me borne à commenter ce qui est écrit.

– Balivernes. Le propre des grands livres est que chaque lecteur en est l’auteur. Vous lui faites dire ce que vous voulez. Et vous voulez peu de chose.

– Ce n'est pas ce que je veux. Si Stendhal avait voulu que Clélia perde sa virginité en de telles circonstances, il en aurait dit plus. Il n'aurait pas expédié ça en deux phrases imprécises.

– Si, justement. C'est ça, l'élégance. Vous vouliez des détails?

– Oui.

– C'est du Stendhal, Françoise, pas du Bram Stoker. Vous devriez plutôt lire des histoires de vampires: les scènes d'hémoglobine vous contenteraient davantage.

– Ne dites pas de mal de Bram Stoker, je m'en délecte.

– Moi aussi! J'aime les poires, j'aime les grenades. Je ne reproche pas aux poires d'avoir un goût différent des grenades. J'aime les poires pour leur exquise subtilité, j'aime les grenades pour le sang dont elles maculent le menton.

– L'exemple me semble bien choisi.

– A propos, si vous aimez les vampires, vous devez lire Carmilla de Sheridan Le Fanu.

– Pour en revenir à La Chartreuse , ne pourrait-on pas considérer que nous avons raison l'une et l'autre? Si Stendhal s'est contenté de deux phrases, c'est peut-être qu'il voulait être ambigu. Ou peut-être ne parvenait-il pas à se décider lui-même.

– Admettons. Mais pourquoi tenez-vous tant à ce qu'il en soit ainsi?

– Je ne sais pas. Il me semble que deux êtres peuvent se sentir profondément liés l'un à l'autre sans pour autant s'être connus au sens biblique du terme.

– Nous sommes d'accord.

Le massage continua en silence.

Loncours vint rendre visite à Françoise Chavaigne dans la chambre cramoisie une dizaine de minutes après qu'elle y fut retournée.

– Je vous apporte Carmilla, comme je devine que vous allez m'en prier.

– Je vois que vous ne perdez toujours pas une miette de nos conversations.

– J'aurais tort de m'en priver. Entendre deux jeunes femmes débattre de la défloration de Clélia m'a paru délectable. Au fait, je suis de votre avis: je pense que la Conti reste vierge.

– Cela m'étonne de vous. Vous n'êtes pas un partisan de l'abstinence, dit-elle d'une voix narquoise.

– En effet. Mais je considère Fabrice del Dongo comme un crétin absolu. D'où mon opinion.

– Il me paraît normal qu'un vieillard libidineux méprise un jeune homme idéaliste.

– Il est normal aussi qu'une jeune femme pure méprise un vieillard libidineux.

– C'est pour me faire part de vos conceptions littéraires que vous venez me voir?

– Je n'ai pas de comptes à vous rendre. J'aime vous parler, c'est tout.

– Le plaisir n'est pas partagé.

– Ça m'est égal, chère demoiselle. Moi, je vous aime bien. J'aime indigner votre beau visage.

– Encore une jouissance typique de la sénilité.

– Vous n'avez pas idée du plaisir que ce genre de commentaire me donne. J'adore votre désapprobation. C'est vrai, j'ai les jouissances que je peux. Et figurez-vous qu'elles sont délectables et très supérieures aux satisfactions faciles de la jeunesse. J'étais fait pour être vieux. Ça tombe bien, je le suis depuis longtemps. A quarante-cinq ans, j'avais l'air d'en avoir soixante-cinq. La mer m'avait raviné le visage.

– Je n'ai que faire de vos confessions.

– Quand j'ai rencontré Adèle, j'avais quarante-sept ans et elle dix-huit, mais la différence d'âge paraissait beaucoup plus grande. Pourquoi je vous le raconte? Parce que vous êtes le seul être humain à qui je puisse parler d'Adèle. Je n'ai jamais parlé d'elle à personne, et pour cause.

– Vous avez besoin d'en parler?

– Un besoin d'autant plus terrible qu'il est inassouvi depuis vingt années. Hazel n'est au courant de rien et il importe qu'elle ne le sache pas. Cela pourrait lui donner de mauvaises idées.

– Et surtout lui ouvrir les yeux sur le mensonge dont vous usez avec elle. Elle ne sait pas que ses chemises de nuit étaient les siennes. Elle ne sait pas non plus que vous êtes l'architecte de cette étrange maison: elle croit que vous l'avez achetée en l'état.

– Il y a encore bien des choses qu'elle ignore. Et que vous ignorez.

– Dites-les, puisque vous en crevez d'envie.

– Quand j'ai rencontré Adèle, il y a trente ans, à Pointe-à-Pitre, j'ai été foudroyé. Vous avez vu son portrait: un ange tombé du ciel. Auparavant, je n'avais jamais aimé. Le sort avait voulu que j'aie déjà l'apparence d'un vieillard. Orpheline aisée, Mlle Langlais était une jeune personne très courtisée. Je n'avais aucune chance. Et puis, il y a eu cet accident providentiel. Un député était de passage en Guadeloupe et un bal avait été organisé en son honneur. Le tout-Pointe-à-Pitre y était convié – oui, vous n'avez pas idée des singeries auxquelles j'ai assisté dans l'unique but de voir cette jeune fille qui, elle, ne s'apercevait pas de mon existence. Je la regardais danser, hébété et désespéré. Qui,

mieux que le vieillard amoureux, connaît la torture d'avoir sous les yeux l'inaccessible absolu?

– Trêve de sentences définitives. Qu'avez-vous fait?

– Rien. Pour parler comme les enfants, ce n'est pas moi qui ai commencé. C'est la fatalité qui est intervenue. La fête battait son plein quand un incendie fulgurant s'est déclaré. Ce fut la débandade. Les jeunes hommes qui, cinq minutes plus tôt, offraient leur cœur à Adèle s'enfuirent en hurlant, sans songer à ce qu'elle devenait. La panique avait produit sur elle un effet étrange: elle restait immobile au milieu des flammes, tétanisée, comme absente. Elle s'était pour ainsi dire évanouie debout; inerte, elle dévisageait le feu avec une terreur fascinée. Et moi, je ne l'avais pas quittée un instant – ce qui prouve, entre nous, que j'étais le seul à l'aimer véritablement.

– Belle excuse.

– Vous direz ce que vous voudrez, mais je lui ai quand même sauvé la vie. Sans moi, nul doute qu'elle eût péri dans le brasier.

– Disons plutôt que vous avez ajourné son décès de dix années.

– Si vous, infirmière, aviez repoussé de dix ans le trépas d'un malade, ne diriez-vous pas que vous lui avez sauvé la vie?

– Il n'y a aucune comparaison entre mon métier et votre atroce supercherie.

– C'est vrai: vous n'êtes pas amoureuse de vos patients. Revenons en 1893: j'étais donc au cœur de l'incendie avec Adèle. Dans ma tête, tout s'est déroulé très vite: j'ai su que c'était l'occasion ou jamais. J'ai pris entre mes bras son corps léger et recouvert sa figure avec ma veste. Puis j'ai couru à travers le brasier: à peine avais-je quitté la salle de bal qu'elle s'effondrait en flammes. Dans la panique générale, personne ne me vit fuir en emportant une créature au visage caché. Je la conduisis jusqu'à une chambre que je louais non loin delà.

– Laissez-moi deviner: votre premier soin fut d'en retirer les miroirs.

– Bien entendu. Quand la jeune fille sortit de sa torpeur, je lui annonçai avec douceur et ménagement que son visage avait été brûlé et qu'elle était défigurée. Elle ne se souvenait presque plus de ce qui lui était arrivé et elle me crut. Elle me sup plia de lui apporter un miroir. Je refusai avec obstination. Comme elle m'implorait de plus en plus, j'allai chez un miroitier et lui demandai de me confectionner un miroir à main le plus déformant possible, pour faire une farce à un vieil ami. Il s'exécuta de main de maître. J'apportai l'objet à Adèle et le lui tendis en lui disant: «Vous verrez, mademoiselle, je vous avais prévenue.» Elle aperçut dans la glace un visage tuméfié, atroce et inhumain. Elle poussa un cri d'horreur et perdit connaissance.