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– Vous exagérez. Il y a le Capitaine que vous voyez chaque jour.

La jeune fille eut un rire nerveux avant de dire:

– Oui.

La visiteuse attendit une confession qui ne vint pas.

– Qu'allez-vous me faire? Allez-vous m'ausculter? Me donner des soins particuliers?

Françoise improvisa:

– Je vais vous masser.

– Me masser? Contre un risque de pleurésie?

– On sous-estime les vertus du massage. Un bon masseur peut faire refluer du corps toutes les humeurs toxiques. Tournez-vous sur le ventre.

Elle appliqua ses mains sur le dos de la pupille. A travers la chemise de nuit blanche, elle sentit sa maigreur. Certes, le massage ne servait à rien d'autre qu'à justifier sa présence prolongée auprès de Hazel.

– Pouvons-nous parler pendant que vous me masserez?

– Bien sûr.

– Racontez-moi votre vie.

– Il n'y a pas grand-chose à en dire.

– Racontez-moi quand même.

– Je suis née à Nœud où j'ai toujours vécu. J'ai appris le métier d'infirmière dans l'hôpital où je travaille. Mon père était marin-pêcheur, ma mère institutrice. J'aime vivre au bord de la mer. J'aime voir les bateaux arriver au port. Cela me donne l'impression de connaître le monde. Pourtant, je n'ai jamais voyagé.

– C'est magnifique.

– Vous vous moquez de moi.

– Non! Quelle vie simple et belle vous avez!

– J'aime bien cette vie, en effet. J'aime mon métier, surtout.

– Quel est votre désir le plus cher?

– Un jour, j'aimerais prendre le train jusqu'à Cherbourg. Là, je monterais dans un grand paquebot qui m'emmènerait très loin.

– C'est drôle. J'ai vécu le contraire de votre rêve. Quand j'avais douze ans, un grand paquebot qui venait de New York m'a amenée à Cherbourg avec mes parents. De là, nous avons pris le train pour Paris. Puis pour Varsovie.

– Varsovie… New York…, répéta Françoise, éberluée.

– Mon père était polonais, il avait émigré à New York, où il est devenu un riche homme d'affaires. A la fin du siècle dernier, il a rencontré à Paris une jeune Française qu'il a épousée: ma mère, qui alla vivre avec lui à New York où je suis née.

– Vous avez donc trois nationalités! C'est extraordinaire.

– J'en ai deux. Il est vrai que, depuis 1918, je pourrais à nouveau être polonaise. Mais depuis un certain bombardement de 1918, je ne suis plus rien.

La visiteuse se rappela qu'il fallait éviter de parler de ce bombardement fatal.

– Ma vie, pourtant courte, a été l'histoire de ma déchéance perpétuelle. Jusqu'à mes douze ans, j'ai été Hazel Engiert, petite princesse de New York. En 1912, l 'affaire de mon père a fait faillite. Nous avons traversé l'Atlantique avec le peu qui nous restait. Papa espérait retrouver la propriété de sa famille, non loin de Varsovie: il n'en restait plus qu'une ferme misérable. Ma mère a proposé alors de retourner à Paris, supposant que l'existence y serait plus facile. Elle n'y a pas trouvé d'autre emploi que celui de blanchisseuse. Mon père, lui, se mit à boire. Et puis il y eut 1914, et mes pauvres parents comprirent qu'ils auraient été mieux inspirés de rester aux Etats-Unis. Comme ils manquaient de sens historique à un point terrifiant, ils finirent par prendre la décision d'y retourner – en 1918! Cette fois, ce fut en carriole que nous prîmes la direction de Cherbourg. Sur une route presque déserte, nous étions une proie provocante pour tout bombardement aérien. Je me suis réveillée orpheline, sur une civière.

– A Nœud?

– Non, à Tanches, non loin d'ici. C'est là que le Capitaine m'a trouvée et recueillie. Je me demande ce qu'il me serait advenu s'il ne m'avait pas prise sous sa protection. Je n'avais plus rien ni personne.

– C'était le cas de beaucoup de gens, en 1918.

– Mais vous comprenez qu'avec ce qui m'est arrivé, je n'avais aucune chance de m'en sortir. Mon tuteur m'a emmenée à Mortes-Frontières et je n'en suis plus repartie. Ce qui me frappe, dans ma vie, c'est qu'elle n'a pas cessé d'aller vers le rétrécissement géographique. Des perspectives immenses de New York jusqu'à cette chambre que je ne quitte presque plus, la gradation fut rigoureuse: de la campagne polonaise au minable appartement parisien, du paquebot transatlantique au rafiot qui m'a apportée ici, enfin et surtout des grands espoirs de mon enfance aux horizons absents d'aujourd'hui.

– Mortes-Frontières, la bien-nommée.

– Et comment! En fait, ma trajectoire m'a conduite de l'île la plus cosmopolite à l'île la plus fermée à l'univers extérieur: de Manhattan à Mortes-Frontières.

– Quand même, quelle vie fascinante vous avez eue!

– Certes. Mais est-il normal, à mon âge, de parler déjà au passé? De n'avoir plus qu'un passé!

– Vous avez aussi un avenir, voyons. Votre guérison est assurée.

– Je ne parle pas de ma guérison, coupa Hazel avec humeur. Je vous parle de mon aspect!

– Je ne vois pas où est le problème…

– Si, vous le voyez! Inutile de mentir, Françoise! Je ne suis pas dupe de votre gentillesse d'infirmière. Hier, j'ai bien regardé votre expression quand vous avez découvert mon visage: vous avez eu un choc. Si professionnelle que vous soyez, vous n'avez pas pu le cacher. Ne croyez pas que je vous le reproche: moi, à votre place, j'aurais hurlé.

– Hurlé!

– Vous trouvez cela excessif? C'est pourtant ainsi que j'ai réagi quand je me suis regardée dans un miroir, la dernière fois. Savez-vous quand c'était?

– Comment le saurais-je?

– C'était le 31 mars 1918. Le jour de mes dix-huit ans – un âge où l'on s'attend à être jolie. Le bombardement avait eu lieu début janvier, mes blessures avaient eu le temps de cicatriser. J'étais à Mortes-Frontières depuis trois mois et l'absence de miroirs, que vous avez peut-être remarquée, m'intriguait. Je m'en suis ouverte au Capitaine: il a dit qu'il avait retiré toutes les glaces de la maison. J'ai demandé pourquoi et c'est là qu'il m'a révélé ce qui m'était encore inconnu: que j'étais défigurée.

La visiteuse immobilisa ses mains sur le dos de la jeune fille.

– Je vous en prie, ne cessez pas de me masser, cela me calme. J'ai supplié mon tuteur de m'apporter un miroir: il refusait avec obstination. Je lui disais que je voulais être consciente de l'ampleur des dégâts: il répondait qu'il ne valait mieux pas. Le jour de mon anniversaire, j'ai pleuré: n'était-il pas normal qu'une fille de dix-huit ans veuille voir son visage? Le Capitaine a soupiré. Il est allé chercher un miroir et me l'a tendu; c'est là que j'ai découvert l'horreur difforme qui me tient lieu de figure. J'ai hurlé, hurlé! J'ai ordonné que l'on détruise ce miroir qui, le dernier de son espèce, avait reflété une telle monstruosité. Le Capitaine l'a brisé: c'est l'action la plus généreuse qu'il ait accomplie dans sa vie.

La pupille se mit à pleurer de rage.

– Hazel, calmez-vous, je vous en prie.

– Rassurez-vous. Je me doute bien que vous avez reçu pour consigne de ne pas parler de mon aspect. Si l'on me surprend dans cet état, je dirai la vérité, à savoir que vous n'y êtes pour rien et que c'est moi qui ai abordé ce sujet. Autant expliquer tout de suite pourquoi je suis comme ça et combien ça me rend folle. Oui, ça me rend folle!

– Ne criez pas, dit Françoise avec autorité.

– Pardonnez-moi. Savez-vous ce que je trouve particulièrement injuste? C'est que ce soit arrivé à une jolie fille. Car si difficile que ce soit à imaginer, j'étais ravissante. Vous voyez, si avant la bombe j'avais été un laideron, je me sentirais moins malheureuse.

– Il ne faut pas dire ça.

– De grâce, laissez-moi avoir tort, si je veux. Je sais, je devrais bénir le ciel d'avoir bénéficié de près de dix-huit années de joliesse. Je vous avoue que je n'y parviens pas. Les aveugles-nés, paraît-il, ont meilleur caractère que ceux qui ont perdu la vue à un âge dont ils se souviennent. Je comprends ça: je préférerais ignorer ce que je n'ai plus.

– Hazel…

– Ne vous en faites pas, j'ai conscience d'être injuste. J'ai conscience de ma chance, aussi: être arrivée dans une maison qui semblait conçue pour moi, sans miroirs ni même la moindre surface réfléchissante. Avez-vous remarqué à quelle hauteur les fenêtres sont placées? De manière à ce que l'on ne puisse se voir dans aucune vitre. Celui qui a construit cette demeure devait être fou: à quoi bon habiter au bord de la mer si c'est pour n'avoir aucune vue sur elle? Le Capitaine ignore qui en fut l'architecte. Lui a choisi de vivre ici précisément parce qu'il est dégoûté de la mer.

– Il eût été mieux avisé de s'installer au cœur du Jura, dans ce cas.

– C'est ce que je lui ai dit. Il a répondu que sa haine de la mer était de celles qui s'apparentent à l'amour: «Ni avec toi ni sans toi.»

– L'infirmière faillit demander: «Pourquoi cette haine?» A la dernière seconde, elle se rappela la consigne.

– Si ce n'étaient que les miroirs! Si ce n'étaient que les vitres! On ne me laisse jamais prendre un bain sans en avoir troublé l'eau à force d'huile parfumée. Pas le moindre meuble en marqueterie, pas l'ombre d'un objet en laque. A table, je bois dans un verre dépoli, je mange avec des couverts en métal écorché. Le thé que l'on me verse contient déjà du lait. Il y aurait de quoi rire de ces attentions méticuleuses si elles ne soulignaient pas tant l'étendue de ma difformité. Avez-vous déjà entendu parler d'un cas pareil, dans votre métier? D'un être si horrible à regarder qu'il fallait le protéger de son propre reflet?

Elle se mit à rire comme une possédée. L'infirmière lui injecta ensuite un puissant calmant qui l'endormit. Elle la borda et s'en alla.