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– Drôle d'histoire, oui. Après des jours et des jours, son corps s'est échoué sur le rivage de Nœud. Une femme tellement gonflée d'eau qu'on aurait dit de la mie de pain. Impossible de dire si elle était belle ou laide. Après l'autopsie et l'enquête, la police a conclu à un suicide.

– Pourquoi se serait-elle tuée?

– Allez savoir.

«C'est bien mon intention», pensa l'infirmière qui paya et sortit.

A l'hôpital, elle consulta la plus âgée de ses collègues qui avait une cinquantaine d'années. Celle-ci ne lui apprit pas grand-chose.

– Non, je ne sais pas qui c'était. Je ne me souviens plus.

– Comment s'appelait la noyée?

– Comment l'aurions-nous su?

– Le Capitaine aurait pu le dire.

– Sans doute.

– Quelle mauvaise mémoire! N'y a-t-il pas un détail qui vous ait frappée?

– Elle portait une belle chemise de nuit blanche.

«Les goûts vestimentaires du Capitaine n'ont pas changé», pensa Françoise qui alla consulter les registres. Ils ne l'éclairèrent pas davantage: des dizaines de femmes étaient mortes à l'hôpital de Nœud en 1903, car c'était une année comme les autres.

«De toute façon, Loncours pouvait lui inventer n'importe quelle identité, puisqu'il était le seul à la connaître», se dit-elle.

Elle se demanda où on l'avait enterrée.

Le sourire de Hazel paraissait forcé.

– J'ai réfléchi à notre conversation d'hier.

– Ah, fit la visiteuse avec indifférence.

– Je pense que vous aviez raison. Et cependant, je ne parviens pas à être de votre avis.

– Ce n'est pas grave.

– C'est ce que je crois: on n'est pas forcé d'avoir les mêmes opinions que ses amis, n'est-ce pas?

– Sûrement pas.

– L'amitié est une chose bizarre: on n'aime ses amis ni pour leur corps ni pour leurs idées. En ce cas, d'où cet étrange sentiment provient-il?

– Vous avez raison, c'est très curieux.

– Peut-être existe-t-il des liens mystérieux entre certaines personnes. Nos noms, par exemple: vous vous appelez Chavaigne, n'est-ce pas?

– Oui.

– On dirait châtaigne – et vos cheveux sont châtains. Or, moi, je me nomme Hazel, ce qui signifie noisetier – et mes cheveux sont couleur de noisette. Châtaigne, noisette, nous venons d'une famille identique.

– C'est drôle, un prénom qui veut dire noisetier.

– L'autre nom du noisetier est le coudrier. Les baguettes de coudrier servaient à détecter les sources: comme si ce bois tressaillait dès qu'il sentait la force et la pureté d'une eau sur le point de jaillir. S'appeler Hazel, c'est s'appeler sourcière.

– Sorcière!

– J'aimerais bien être une sorcière. Mais je n'ai aucun pouvoir.

«Quelle erreur», pensa l'infirmière.

– Le châtaignier, poursuivit la jeune fille, s'il n'a pas le pouvoir de détecter les sources, est un bois particulièrement résistant, solide, inaltérable. Comme vous, Françoise.

– Je ne sais pas s'il faut s'attacher à la signification des noms. Ils nous ont été donnés à la légère.

– Moi, je crois qu'ils sont l'expression du destin. Dans Shakespeare, Juliette dit que son Roméo serait aussi merveilleux avec un autre nom. Elle est pourtant la preuve du contraire, elle dont le prénom exquis est devenu un mythe. Si Juliette s'était appelée… je ne sais pas…

– Josyane?

– Oui, si elle s'était appelée Josyane, ça n'aurait pas marché!

Elles éclatèrent de rire.

– Il fait beau, dit la masseuse. Nous pourrions sortir nous promener dans l'île.

La pupille blêmit.

– Je suis fatiguée.

– Cela vous ferait du bien de vous aérer au lieu de rester enfermée.

– Je n'aime pas sortir.

– Dommage. J'aimerais me promener au bord de la mer.

– Allez-y.

– Sans vous, cela ne m'amuse pas.

– N'insistez pas.

«Quelle sotte, enragea la visiteuse. A l'extérieur, au moins, nous pourrions parler librement.»

– Je ne vous comprends pas. Il n'y a personne sur cette île. Si nous nous promenions, personne ne pourrait vous voir. Vous n'avez rien à craindre.

– Là n'est pas la question. Un jour, je suis sortie pour me promener. J'étais seule et pourtant je sentais une présence. Elle me poursuivait. C'était effrayant.

– Vous avez trop d'imagination. Chaque après-midi, je vais à pied du débarcadère à ici et je n'ai jamais vu aucun fantôme.

– Il ne s'agit pas de fantôme. C'est une présence. Une présence déchirante. Je nel peux pas vous en dire plus.

L'infirmière brûlait de demander à la jeune fille si elle avait entendu parler dej la précédente maîtresse de Loncours. Elle posa sa question de manière détournée:

– J'aime beaucoup vos chemises de nuit blanches.

– Moi aussi. C'est le Capitaine qui me les a offertes.

– Elles sont magnifiques. Quelle qualité! Je n'en ai jamais vu de telles dans le commerce.

– C'est parce qu'elles sont anciennes. Le Capitaine m'a dit qu'il les tenait de sa mère.

«Elle n'est au courant de rien», conclut la masseuse.

– C'est triste de posséder de telles chemises de nuit quand on est défigurée. Un pareil vêtement exige un visage parfait.

– Vous n'allez pas recommencer à vous plaindre, Hazel!

– Je voudrais vous en offrir une. Cela vous irait si bien.

– Je refuse. On ne donne pas ce qu'on a reçu.

– Permettez-moi au moins de vous dire ceci: vous êtes belle. Très belle. Alors faites-moi plaisir: soyez-en heureuse, jouissez-en. C'est un tel cadeau.

Avant d'aller au débarcadère, Françoise marcha le long du rivage. Vingt minutes suffisaient à boucler le tour de l'île.

L'infirmière n'était pas du genre à croire aux présences mystérieuses. Elle savait qu'un être humain s'était noyé ici, vingt ans auparavant: elle n'avait donc pas besoin de recourir à l'irrationnel pour trouver ces lieux angoissants.

Contrairement à ses espérances, elle ne repéra aucune tombe. «Suis-je sotte, aussi, de la chercher! Loncours n'allait pas prendre un tel risque. S'il fallait marquer d'une sépulture chaque endroit où quelqu'un s'est tué, la terre et la mer ne seraient plus que cimetières.»

Cependant, sur la rive qui faisait face à Nœud, elle avisa une avancée de pierre en forme de flèche qui fendait les eaux. Elle la contempla longtemps et, sans qu elle fût sûre de rien, son cœur se serra.

Le lendemain, à son arrivée sur l'île, elle croisa le Capitaine qui partait.

– Je dois aller à Nœud régler quelques affaires. Exceptionnellement, le bateau effectuera un aller-retour de plus aujourd'hui. N'ayez crainte, il sera ici à l'heure pour vous ramener sur le continent. Je vous laisse seule avec notre petite malade.

La visiteuse se dit que c'était trop beau pour être vrai. Elle eut peur que ce ne fût un piège et marcha à une lenteur extrême jusqu'au manoir, de manière à voir Loncours monter à bord du rafiot. Quand ce dernier appareilla, elle referma la porte derrière elle et courut au fumoir.

Il y avait là un secrétaire dont elle ouvrit chaque tiroir. Parmi des paperasses, elle tomba sur de vieilles photographies; parmi elles, un portrait daté de 1893 – «l'année de ma naissance», eut-elle le temps de se dire avant de s'apercevoir qu'il montrait une jeune fille belle comme un ange. Un prénom était écrit au dos, à l'encre: «Adèle».

L'intruse la regarda: elle semblait avoir dix-huit ans. Sa fraîcheur et sa grâce coupaient la respiration.

Françoise songea soudain que Loncours n'était pas l'unique geôlier de cette demeure. Elle referma les tiroirs et monta rejoindre sa patiente.

Cette dernière l'attendait, pâle comme un linge.

– Vous avez dix minutes de retard.

– Est-ce une raison pour avoir une tête pareille?

– Vous ne vous rendez pas compte! Vous êtes l'événement de mes jours. Vous n'aviez jamais eu de retard auparavant.

– C'est parce que je prenais congé du Capitaine qui va passer l'après-midi sur le continent.

– Il partait? Il ne m'en avait pas avertie.

– Des affaires à régler, m'a-t-il dit. Il sera de retour ce soir.

– Quel dommage. J'aurais aimé qu'il ne revienne pas et que vous ayez reçu pour mission de me garder cette nuit.

– Je pense que vous n'avez aucun besoin d'être gardée, Hazel.

– C'est d'une amie que j'ai besoin, vous le savez. Quand j'étais petite, il n'était pas rare que Caroline vienne dormir chez moi. Nous restions des nuits entières à nous raconter des histoires, à inventer des jeux, à rire. J'aimerais que ça recommence.

– Ce n'est plus de notre âge.

– Rabat-joie!

Pendant que la jeune fille avait le thermomètre en bouche, l'infirmière songea à lui poser des questions. Hélas, elle supposa qu'un des sbires de Loncours le remplaçait à son poste d'écoute. Il fallait d'ailleurs espérer qu'on ne l'avait pas vue sortir du fumoir.

– 38.

Elle passa quelques instants dans la salle d'eau, puis revint et commença le massage rituel. Elle était sûre, désormais, que Hazel lui avait toujours parlé librement, sans soupçonner la surveillance exercée par le vieillard sur leurs conversations; elle voulait à présent sonder la jeune fille sur un autre sujet. L'infirmière prit la parole d'une voix anodine:

– J'ai pensé à notre conversation d'hier. Vous aviez raison: les prénoms, c'est important. Il y en a qui font rêver. Quel est votre prénom préféré, pour une fille?

– Avant, c'était Caroline. Maintenant, c'est Françoise.

– Vous confondez vos goûts avec vos amitiés.

– Ce n'est qu'en partie vrai. Par exemple, si vous vous étiez appelée Josyane, ce ne serait pas devenu mon prénom favori.

– N'y a-t-il pas des prénoms que vous aimez sans avoir rencontré personne qui les porte? continua l'aînée, espérant que le valet qui les écoutait ne lui reprocherait pas ces questions qui n'avaient rien de médical.