– En effet. Une beauté. Quel gâchis!
– Quel gâchis que son suicide, oui. Car vous ne pouvez douter que c'en ait été un.
– Je ne l'en considère pas moins comme un assassinat. Vous l'avez gardée pendant dix ans dans les mêmes conditions que votre pupille. Comment ne se serait-elle pas suicidée?
– Vous n'avez pas le droit de dire ça! Comment aurais-je pu vouloir sa mort, moi qui l'aimais plus que tout? Selon l'expression consacrée, je ne vivais que pour elle. Quand elle s'est suicidée, j'ai souffert à un point que vous seriez incapable de concevoir. Je n'ai plus existé que pour son souvenir.
– Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi elle s'est donné la mort?
– Je sais, j'ai des torts. Vous n'avez aucune idée de ce qu'est l'amour: c'est une maladie qui rend mauvais. Dès que l'on aime vraiment quelqu'un, on ne peut s'empêcher de lui nuire, même et surtout si l'on veut le rendre heureux.
– On, on, on! Vous voulez dire vous! Je n'ai jamais entendu parler d'un homme qui ait réservé à sa bien-aimée un sort pareil.
– C'est normal. L'amour n'est pas une expérience très courante chez les humains. Je suis sans doute le premier cas que vous rencontrez. Car j'ose vous croire assez intelligente pour comprendre que les comportements sentimentaux de vos congénères ne méritent pas le nom d'amour.
– Si l'amour consiste à nuire, pourquoi n'êtes-vous pas plus expéditif? Pourquoi ne pas avoir tué Adèle dès votre première rencontre?
– Parce que ce n'est pas si simple. L'amoureux est un être complexe qui cherche aussi à rendre heureux.
– Dites-moi en quoi vous cherchez à rendre Hazel heureuse. Cela m'échappe.
– Je l'ai sauvée de la misère noire qui était la sienne. Elle vit ici dans le luxe et l'insouciance.
– Je suis sûre qu'elle préférerait cent fois être pauvre et libre.
– Elle est ici couverte d'attentions, de tendresse, d'adoration et d'égards. Elle est aimée: elle le sait et elle le sent.
– Ça lui fait une belle jambe.
– Parfaitement. Vous ne savez pas ce que c'est, vous, le bonheur d'être aimée.
– Je connais, moi, le bonheur d'être libre.
Le vieillard ricana.
– Et cela vous tient chaud, la nuit, dans votre lit?
– Puisque nous en arrivons à ce sujet qui vous obsède, sachez que Hazel a la hantise de ces nuits où vous la rejoignez dans sa chambre.
– C'est ce qu'elle dit, oui. Pourtant, elle aime ça. Il y a des signes qui ne trompent pas, vous savez.
– Taisez-vous, vous êtes ignoble!
– Pourquoi? Parce que je donne du plaisir à ma bien-aimée?
– Comment une jeune fille aurait-elle envie d'un homme aussi répugnant que vous?
– J'en ai les preuves. Mais je doute que vous soyez bien renseignée sur la question. Le sexe, ça ne m'a pas l'air d'être votre rayon. Pour vous, le corps, c'est une chose qu'on ausculte et qu'on soigne, et non un paysage que l'on fait exulter.
– Enfin, même si vous lui donnez du plaisir, comment pouvez-vous croire que cela suffît à la rendre heureuse?
– Ecoutez, elle a le luxe, la sécurité financière, elle est follement aimée dans tous les sens du terme. Elle n'est pas à plaindre.
– Vous vous obstinez à omettre un petit détail, n'est-ce pas? L'inimaginable imposture dans laquelle vous l'entretenez depuis cinq années!
– C'est un détail, en effet.
– Un détail! Je suppose que vous avez recouru à un stratagème identique avec Adèle?
– Oui, puisque c'était pour elle, au départ, que j'avais construit cette maison.
– N'avez-vous jamais pensé que c'est cette horrible machination qui l'a poussée au suicide? Comment osez-vous dire que c'est un détail?
Loncours s'assombrit.
– Il me semblait que, si elle parvenait à m'aimer, elle ne se soucierait plus de ça.
– Vous devriez savoir, maintenant, que vous vous trompiez. La première fois, vous aviez au moins l'excuse de l'ignorer. A présent, malgré l'échec de votre expérience avec Adèle, vous recommencez avec Hazel î Vous êtes un criminel! Ne voyez-vous pas qu'elle va se suicider, elle aussi? Les mêmes causes produisent les mêmes effets!
– Non. Je n'avais pas réussi à rendre Adèle amoureuse: je m'y prenais mal. J'ai tiré les leçons de mes erreurs: Hazel m'aime.
– Vous êtes d'une prétention grotesque. Comment une jeune fille délicate pourrait-elle s'éprendre d'un vieillard lubrique?
Le Capitaine sourit.
– C'est curieux, n'est-ce pas? Cela m'a étonné aussi. Peut-être les délicates jeunes filles ont-elles une prédilection secrète pour les vieux dégoûtants.
– Peut-être aussi la jeune fille en question n'avait-elle pas le choix. Ou peut-être le vieillard se trompe-t-il quand il la croit amoureuse.
– Vous aurez désormais tout le temps de réfléchir à ces conjectures sentimentales puisque, comme vous l'avez compris, vous ne quitterez plus Mortes-Frontières.
– Vous allez me tuer, ensuite?
– Je ne pense pas. Cela ne me plairait pas, car je vous aime bien. Et puis, Hazel rayonne depuis que vous vous occupez d'elle. C'est un être fragile, même si elle n'est pas aussi malade que vous le prétendez. Votre disparition l'affecterait en profondeur. Vous continuerez donc à la soigner comme si de rien n'était. Vous avez momentanément la vie sauve, mais n'oubliez pas que vos conversations sont écoutées: au moindre mot ambigu, je vous envoie mes hommes.
– Très bien. Dans ce cas, je monte aussitôt chez Hazeclass="underline" je n'ai déjà que trop tardé.
– Je vous en prie, faites à votre convenance, dit Loncours avec ironie.
La pupille l'attendait, le visage décomposé.
– Je sais, j'ai beaucoup de retard.
– Françoise, c'est affreux: je n'ai plus de fièvre.
– Le Capitaine vient de me l'annoncer: c'est une bonne nouvelle.
– Je ne veux pas guérir!
– Vous êtes loin d'être guérie. La température n'était qu'un symptôme de votre maladie qui, elle, n'est pas près de déloger.
– C'est vrai?
– Oui, c'est vrai. Quittez donc cette expression désemparée.
– C'est que… je guérirai un jour. Notre séparation n'est que partie remise.
– Je vous jure que non. J'ai la certitude que votre mal est chronique.
– Comment se fait-il, alors, que je me sente tellement mieux?
– C'est parce que je vous soigne. Et je ne cesserai jamais de m'occuper de vous. Si j'arrêtais, vos troubles reprendraient.
– Quel bonheur!
– Je n'ai jamais vu quelqu'un aussi ravi d'être en mauvaise santé.
– C'est un don du ciel. Quel paradoxe: je n'ai jamais été aussi pleine de vie et d'énergie que depuis le commencement de la maladie.
– C'est parce que vous étiez déjà souffrante auparavant, sans le savoir. A présent, mes traitements et mes massages vous ont ragaillardie.
Hazel rit.
– Ce ne sont pas vos massages, Françoise, même si je ne doute pas de leur qualité. C'est vous. C'est votre présence. Cela me rappelle un conte indien que j'ai lu quand j'étais petite: un puissant rajah avait une fille qu'il chérissait. Hélas, un mal mystérieux s'empara de la fillette: elle dépérissait sans que personne comprît pourquoi. On manda les médecins du pays entier, avec cet avertissement: «Si vous parvenez à guérir la princesse, vous serez couvert d'or. Si vous échouez, vous aurez la tête tranchée, pour avoir donné un faux espoir au rajah.» Défilèrent dans la chambre de l'enfant les plus grands praticiens du royaume, qui ne changèrent rien à son état et furent décapités. Il n'y eut bientôt plus un seul médecin vivant aux Indes. Vint alors un jeune garçon pauvre qui déclara vouloir soigner la petite. Les gens du palais lui rirent au nez: «Tu n'as même pas un médicament ou un instrument dans ta besace! Tu cours au-devant de ta perte!» On introduisit le garçon dans les luxueux appartements de la princesse. Il s'assit au chevet de son lit et commença à lui narrer des contes, des légendes, des histoires. Il racontait merveilleusement et le visage de la petite malade s'éclaira. Quelques jours plus tard, elle était guérie: on sut que le mal dont elle avait souffert était l'ennui. Le jeune garçon ne la quitta jamais.
– C'est joli, mais notre cas est différent: c'est vous qui me racontez les belles histoires.
– Cela revient au même: comme je vous l'ai déjà dit, c'est l'interlocuteur qui suscite la conversation.
– Je vous désennuie, en somme.
– Non. On ne peut pas dire que je m'ennuie. J'ai accès à l'immense bibliothèque du Capitaine et j'ai la chance d'adorer lire. C'est de solitude que je souffrais avant votre arrivée.
– Que lisez-vous?
– De tout. Des romans, de la poésie, du théâtre, des contes. Je relis aussi; il y a des livres qui sont encore meilleurs à la relecture. J'ai lu soixante-quatre fois La Char treuse de Parme: chaque lecture était plus excitante que la précédente.
– Comment peut-on vouloir lire soixante-quatre fois un roman?
– Si vous étiez très amoureuse, voudriez-vous ne passer qu'une nuit avec l'objet de votre passion?
– Ça ne se compare pas.
– Si. Le même texte ou le même désir peuvent donner lieu à tant de variations. Ce serait dommage de se limiter à une seule, surtout si la soixante-quatrième est la meilleure.
En l'écoutant, l'infirmière pensa que Loncours avait peut-être raison quand il évoquait le plaisir de la jeune fille.
– Je ne suis pas aussi lettrée que vous, dit la masseuse d'une voix pleine de sous-entendus.
Deux heures plus tard, le vieil homme lui commanda de le suivre.
– Bien entendu, ma pupille ignorera tout de votre présence ici. Vous serez recluse en vos appartements, dans l'autre aile du manoir.
– Et à quoi y passerai-je mon temps, en dehors des deux heures quotidiennes au chevet de Hazel?
– C'est votre problème. Il fallait y réfléchir avant de vous lancer dans la miroiterie.