– Vous avez aimé le livre ?
– Le Lagarde et Michard ?
– J’ai besoin que vous me rendiez un immense service. Je suis CM2 B, niais le père de Louis a été retenu à son bureau, alors il m’avait demandé de…
Audrey avait un charme indiscutable et Mathias quelques difficultés à maîtriser son propos.
– La classe, bon niveau ? murmura-t-il.
– Oui, je crois…
Mais la conversation fut interrompue par la cloche de l’école qui venait de re-tentir. Les enfants avaient déjà envahi la cour. Audrey dit à Mathias qu’elle avait eu plaisir à le revoir. Elle s’éloignait quand un attroupement se forma au pied d’un platane. Ils levèrent tous les deux la tête, un enfant avait grimpé dans un arbre et se trouvait maintenant coincé sur l’une des plus hautes branches. Le petit garçon était en équilibre précaire, Mathias se précipita et, sans hésiter, il s’accrocha au tronc et disparut dans les feuillages.
Audrey entendit la voix du libraire qui se voulait rassurante.
– C’est bon, je le tiens !
Le visage blême, cramponné en haut de l’arbre, Mathias fixait le gamin assis sur une branche en face de lui.
– 54 –
– Bon, eh bien, maintenant on est comme deux cons, dit-il au petit garçon.
– Je vais me faire engueuler ? demanda l’enfant.
– Tu ne l’auras pas volé si tu veux mon avis.
Quelques secondes plus tard, les feuilles se mirent à froufrouter et un surveillant apparut en haut d’une échelle.
– Comment t’appelles-tu ? demanda l’homme.
– Mathias !
– Je demandais ça au petit…
L’enfant se prénommait Victor. Le surveillant le prit sous son bras.
– Alors écoute-moi bien Victor, il y a quarante-sept barreaux, on les compte ensemble et tu ne regardes pas en bas, d’accord ?
Mathias les vit tous deux disparaître dans la frondaison. Les voix s’estompèrent. Seul, tétanisé, il fixa l’horizon.
Quand le surveillant l’invita à descendre, Mathias le remercia sincèrement.
Quitte à être monté aussi haut, il allait profiter un peu de la vue. Il demanda néanmoins à ce dernier s’il ne voyait pas d’inconvénient à lui laisser l’échelle.
*
La réunion venait de s’achever. McKenzie raccompagna les clients jusqu’au palier. Antoine traversa l’agence et ouvrit la porte de son bureau. Il y retrouva Emily et Louis qui l’attendaient sur le canapé du hall, leur calvaire s’achevait enfin. Le moment était venu de rentrer à la maison. Ce soir, Cluedo et pommes frites compense-raient l’heure perdue. Emily accepta le marché et rangea ses affaires dans son cartable, Louis courait déjà vers les ascenseurs, slalomant entre les tables à dessin. Le petit garçon appuya sur tous les boutons de la cabine et après une visite inopinée des sous-sols, ils débouchèrent enfin dans le hall de l’immeuble.
Derrière sa vitrine, Sophie les regardait remonter Bute Street, les deux enfants tiraient sur les pans de la veste d’Antoine. Il lui envoya un baiser depuis le trottoir d’en face.
– Où est papa ? demanda Emily en voyant la librairie fermée.
– À ma réunion de parents d’élèves, répondit Louis en haussant les épaules.
*
Le visage d’Audrey apparut dans le feuillage.
– On recommence comme la dernière fois ? dit-elle à Mathias d’une voix apaisante.
– 55 –
– On est beaucoup plus haut, non ?
– La méthode est la même, un pied après l’autre et vous ne regardez jamais en bas, promis ?
À cet instant de sa vie, Mathias aurait promis la lune à qui l’aurait voulue. Et Audrey ajouta :
– La prochaine fois que vous voudrez que l’on se voie, ce n’est pas la peine de vous donner tout ce mal.
Ils firent une pause au vingtième échelon, puis une autre au dixième. Quand ses pieds touchèrent enfin le sol, la cour était dépeuplée. Il était presque vingt heures.
Audrey proposa à Mathias de l’accompagner jusqu’au rond-point. Le gardien referma la grille derrière eux.
– Cette fois, je me suis vraiment ridiculisé, n’est-ce pas ?
– Mais non, vous avez été courageux…
– Quand j’avais cinq ans, j’ai glissé d’un toit.
– C’est vrai ? demanda Audrey.
– Non… ce n’est pas vrai.
Ses joues reprenaient des couleurs. Elle le fixa longuement, sans rien dire.
– Je ne sais même pas comment vous remercier.
– Vous venez de le faire, répondit-elle.
Le vent la faisait frissonner.
– Rentrez, vous allez attraper froid, murmura Mathias.
– Vous aussi vous allez attraper froid, répondit-elle.
Elle s’éloignait, Mathias aurait voulu que le temps s’arrête. Au milieu de ce trottoir désert, sans qu’il sache pourquoi, elle lui manquait déjà. Quand il l’appela, elle avait fait douze pas, elle ne le lui avouerait jamais, mais elle avait compté chacun d’entre eux.
– Je crois que j’ai une édition XIXe du Lagarde et Michard !
Audrey se retourna.
– Et moi, je crois que j’ai faim, répondit-elle.
Ils prétendaient être affamés, pourtant, quand Yvonne débarrassa leur table, elle s’inquiéta de voir leurs assiettes à peine entamées. Scrutant depuis son comptoir le regard que Mathias posait sur les lèvres d’Audrey, elle comprit que sa cuisine n’était pas en cause. Tout au long de la soirée, ils se confièrent leurs passions respectives, celle d’Audrey pour la photographie, celle de Mathias pour les vieux manuscrits.
L’an dernier, il avait fait l’acquisition d’une lettre rédigée de la main de Saint-Exupéry. Ce n’était qu’un petit billet griffonné par le pilote au départ d’un vol, mais pour le collectionneur qu’il était, le tenir entre ses mains procurait un plaisir indes-criptible. Il avoua que parfois le soir, dans sa solitude parisienne, il sortait la note de son enveloppe, dépliait le papier avec une infinie précaution, puis il fermait les yeux, et l’imagination le transportait sur la piste d’un terrain d’Afrique. Il entendait la voix du mécanicien crier « Contact », se hissant à la pale de l’hélice pour lancer le moteur.
– 56 –
Les pistons se mettaient à vrombir, et il lui suffisait de pencher la tête en arrière pour sentir les vents de sable griffer ses joues. Audrey comprit ce que Mathias ressentait.
En plongeant dans de vieilles photographies, il lui arrivait de se retrouver dans les années 1920, marchant dans les ruelles de Chicago. Au fond d’un bar, elle prenait un alcool en compagnie d’un jeune trompettiste, musicien de génie, que ses copains appelaient Satchmo.
Et quand la nuit était calme, elle écoutait un disque et Satchmo l’emmenait se promener sur les lignes de quelques partitions. D’autres soirs, d’autres photographies l’entraînaient dans la fièvre des clubs de jazz ; elle dansait sur des ragtimes endiablés, se cachait quand la police y faisait des descentes.
Penchée des heures sur une photo prise par William Claxton, elle avait retrouvé l’histoire d’un musicien si beau, si passionné qu’elle s’en était amourachée. Sentant un peu de jalousie dans la voix de Mathias, elle ajouta que Chet Baker était mort en tombant du deuxième étage de sa chambre d’hôtel à Amsterdam, en 1988, à l’âge de cinquante-neuf ans.
Yvonne toussota depuis son comptoir, le restaurant fermait déjà. La salle était vide. Mathias régla la note et tous deux se retrouvèrent dans Bute Street. La vitrine derrière eux venait de s’éteindre. Il eut envie de marcher le long du fleuve. Il était tard, elle devait le quitter. Demain, une grosse journée de travail l’attendait. Ils s’aperçurent tous deux qu’au cours de la soirée, ils n’avaient parlé ni de leur vie, ni de leur passé, pas plus que de leur métier. Mais ils avaient partagé quelques rêves et des moments d’imaginaire ; après tout, c’était une belle conversation pour une première fois. Ils échangèrent leurs numéros de téléphone. En la raccompagnant jusqu’à South Kensington, Mathias fit les louanges du métier d’enseignante, dédier sa vie aux enfants témoignait d’une générosité incroyable ; pour la réunion de parents d’élèves, il se débrouillerait. Il n’aurait qu’à inventer quand Antoine l’interrogerait. Audrey ne comprenait pas du tout de quoi il parlait, mais le moment était doux, et elle acquies-