ça. Il lui tendit une main maladroite, elle posa un baiser sur sa bouche ; un taxi l’emmenait déjà vers le quartier de Brick Lane. Le cœur léger, Mathias remonta Old Brompton.
Quand il entra dans Clareville Grove, il aurait juré que les arbres qui s’inclinaient au vent le saluaient. Aussi idiot que cela paraisse, fragile et heureux à la fois, il leur retourna un signe de tête. Il monta les marches du perron à pas de loup, la clé tourna lentement dans la serrure, la porte grinça à peine, et il entra dans le salon.
L’écran de l’ordinateur illuminait le bureau où travaillait Antoine. Mathias enleva sa gabardine avec mille précautions. Chaussures à la main, il avançait vers l’escalier quand la voix de son colocataire le fit sursauter.
– Tu as vu l’heure ?
Antoine le tançait du regard. Mathias fit demi-tour et avança jusqu’au bureau.
Il prit la bouteille d’eau minérale qui s’y trouvait, la but d’un trait et la reposa en forçant un bâillement.
– Bon, j’y vais, dit-il en étirant ses bras. Je suis crevé comme tout.
– Tu vas où exactement ? demanda Antoine.
– Ben chez moi, répondit Mathias en lui montrant l’étage.
– 57 –
Il renfila son imperméable et se dirigea vers l’escalier, et à nouveau, Antoine l’interpella.
– Comment ça s’est passé ?
– Bien, enfin je crois, répondit-il avec l’air de quelqu’un qui ne savait pas du tout de quoi on lui parlait.
– Tu as vu Mme Morel ?
Le visage tendu, Mathias referma le col de sa gabardine.
– Comment le sais-tu ?
– Tu as bien été à la réunion de parents d’élèves, oui ou non ?
– Évidemment ! répondit-il avec assurance.
– Donc tu as vu Mme Morel ?
– Mais bien sûr que je l’ai vue Mme… Morel !
– Parfait ! Et puisque tu te posais la question, je le sais puisque c’est moi qui t’ai demandé d’aller la voir, reprit Antoine d’une voix volontairement posée.
– Voilà ! C’est exactement ça, c’est toi qui me l’as demandé ! s’exclama Mathias, soulagé d’apercevoir un semblant de lumière au bout d’un long tunnel obscur.
Antoine se leva et fit les cent pas dans son bureau ; les mains croisées derrière le dos lui donnaient un air professoral qui n’était pas sans intimider son ami.
– Donc, tu as vu la maîtresse de mon fils, ce qui est bien ; maintenant concen-trons-nous, essaie de faire un dernier petit effort… pourrais-je avoir un compte-rendu de la réunion de parents d’élèves ?
– Ah… Tu m’attendais pour ça ? demanda Mathias, d’un air innocent.
Au regard que venait de lui lancer Antoine, Mathias comprit que sa marge d’improvisation se réduisait de seconde en seconde, Antoine ne garderait pas longtemps son calme, l’attaque était la seule défense possible.
– Mais dis donc j’y suis allé en mission commandée, ne monte pas sur tes grands chevaux comme ça ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
– Ce que la maîtresse t’a raconté serait un bon début, voire même une bonne fin… à l’heure qu’il est.
– Il est parfait ! Ton fils est absolument parfait, dans toutes les matières. Sa maîtresse a même eu un peu peur au début de l’année qu’il soit surdoué. C’est flatteur pour les parents quoique très dur à gérer. Mais je te rassure, Louis est juste un excellent élève. Voilà, je t’ai tout dit, tu en sais autant que moi. J’étais tellement fier que je lui ai même laissé croire que j’étais son oncle. Tu es content ?
– Aux anges ! dit Antoine en se rasseyant, furieux.
– Tu es incroyable ! Je te dis que ton fils est au top de sa carrière d’écolier et toi tu fais la gueule, dis donc tu n’es pas facile à satisfaire, mon vieux.
Antoine ouvrit un tiroir pour y prendre une feuille de papier. Il l’agita au bout de ses doigts.
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– Je suis fou de bonheur ! En tant que père d’un enfant qui n’a pas la moyenne en histoire-géo, à peine un 11 en français et tout juste un 10 en calcul, je suis vraiment surpris et flatté du commentaire de sa maîtresse d’école.
Antoine posa le bulletin scolaire de Louis sur le bureau et le fit glisser dans la direction de Mathias, qui, dubitatif, s’approcha, le lut et le reposa aussitôt.
– Ben, c’est une erreur administrative, il y en a plein avec les grands je ne vois pas pourquoi les petits y échapperaient ! commenta-t-il avec une mauvaise foi qui frisait l’indécence. Bon, je vais me coucher, je te sens tendu et je n’aime pas du tout quand tu es tendu. Dors bien !
Et cette fois, Mathias se dirigea d’un pas décidé vers l’escalier. Antoine le rappela pour la troisième fois. Il leva les yeux au ciel et se retourna de mauvaise grâce.
– Quoi encore ?
– Comment s’appelle-t-elle ?
– Qui ?
– C’est toi qui vas me le dire… Celle qui t’a fait rater la réunion de parents d’élèves, par exemple. Elle est jolie au moins ?
– Très ! finit par avouer Mathias, embarrassé.
– C’est déjà ça ! Quel est son nom ? insista Antoine.
– Audrey.
– Joli aussi… Audrey comment ?
– Morel…, souffla Mathias d’une voix à peine audible.
Antoine tendit l’oreille, avec l’infime espoir de ne pas avoir bien entendu le nom que Mathias venait de prononcer. L’inquiétude se lisait déjà sur ses traits.
– Morel ? Un peu comme dans Mme Morel ?
– Un tout petit peu…, dit Mathias cette fois terriblement embarrassé.
Antoine se leva et regarda son ami, saluant sarcastiquement l’exploit.
– Quand je te demande d’aller à une réunion de parents d’élèves, tu prends ce-la vraiment très au sérieux !
– Bon, je le savais, je n’aurais pas dû t’en parler ! dit Mathias en s’éloignant.
– Pardon ? hurla Antoine, parce que là tu m’en parles ? Ôte-moi d’un doute, dans la liste des conneries à ne jamais faire, tu crois que tu vas encore en trouver une ou tu penses les avoir toutes épuisées ?
– Écoute Antoine, n’exagérons rien, je suis rentré tout seul et même avant minuit !
– Parce que, en plus, tu te félicites de ne pas avoir ramené l’institutrice de mon fils à la maison ? Formidable ! Merci, comme ça il ne la verra pas un tout petit peu à poil quand il prendra son petit déjeuner.
Ne trouvant d’autre issue que la fuite, Mathias monta à l’étage. Sur chacune des marches, ses pas semblaient scander les réprimandes que lui faisait Antoine.
– Tu es pathétique ! cria-t-il encore dans son dos.
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Mathias leva la main en signe de reddition.
– Bon arrête, ça va, je vais trouver une solution !
Quand Mathias entra dans sa chambre, il entendit Antoine au rez-de-chaussée qui l’accusait, en plus, d’avoir très mauvais goût. Il referma la porte, s’allongea sur son lit et soupira en déboutonnant le col de sa gabardine.
Dans son bureau, Antoine enfonça une touche sur le clavier de son ordinateur.
Sur l’écran, une Formule 1 percuta le rail de sécurité de plein fouet.