Mathias le félicita. C’était une belle et généreuse idée. Son client demanda s’il pouvait passer commande, il posterait son règlement l’après-midi même. Mathias, fou de joie, prit un stylo et un bloc de papier et commença à inscrire les coordonnées de celui qui serait sans aucun doute son plus gros client de l’année. Et il fallait que cette vente fût importante pour qu’il s’acharne à décrypter un charabia aussi incompréhensible. Mathias comprenait au mieux une phrase sur deux prononcées par son interlocuteur, incapable d’identifier cet accent si étrange.
– Et où souhaitez-vous que l’on vous livre les collections ? demanda-t-il d’une voix empruntée qui honorait un client d’une telle importance.
– Dans ton cul ! répondit Antoine hilare.
Plié en deux à la fenêtre de son bureau Antoine avait bien du mal à cacher à ses collaborateurs les spasmes de rire qui le secouaient et les larmes qui coulaient sur ses joues. Toute son équipe le regardait. De l’autre côté de la rue, accroupi derrière son comptoir, Mathias, gagné par le même fou rire, essayait de retrouver un peu d’air.
– On emmène les enfants au restaurant ce soir ? demanda Antoine en hoque-tant.
Mathias se redressa et essuya ses yeux.
– J’ai un travail de dingue, je comptais rentrer tard.
– Arrête, je te vois depuis mon bureau, il n’y a pas un chat dans la librairie.
Bon, je vais chercher les enfants à l’école, ce soir je fais des quenelles et ensuite on regarde un film.
La porte de la librairie s’ouvrit, Mathias reconnut aussitôt Mr Glover. Il posa le combiné et alla l’accueillir. Son propriétaire regarda autour de lui. Les rayonnages étaient parfaitement agencés, le bois de la vieille échelle était ciré.
– Bravo Popinot, dit-il en le saluant. Je ne faisais que passer, je ne veux en aucun cas vous déranger, vous êtes ici chez vous maintenant. J’étais en ville pour régler quelques affaires courantes. Je me suis laissé surprendre par une bouffée de nostal-gie, alors je suis venu vous rendre visite.
– Monsieur Glover, insista Mathias, arrêtez de m’appeler Popinot !
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Le vieux libraire regarda le porte-parapluie près de l’entrée, désespérément vide. D’un geste parfaitement maîtrisé, il y lança le sien.
– Je vous l’offre. Belle journée, Popinot.
Mr Glover quitta la librairie. Il avait vu juste, le soleil venait de percer les nuages et les trottoirs moirés de Bute Street luisaient sous ses rayons, c’était une belle journée.
Mathias entendit la voix d’Antoine qui hurlait dans le combiné. Il reprit l’appareil.
– Va pour tes quenelles, je m’arrangerai. Tu iras chercher les enfants, je vous rejoindrai à la maison.
Mathias raccrocha, regarda sa montre et décrocha à nouveau pour composer le numéro d’une journaliste qui devait déjà l’attendre.
*
Audrey patientait devant la porte principale du Royal Albert Hall. Ce soir, on y donnait un concert de gospel. Elle avait pu obtenir deux billets, les places étaient situées dans l’arène, l’endroit le plus prisé du grand hémicycle. Sous son imperméable serré à la taille, elle portait une robe noire, décolletée, simple et élégante.
*
Antoine passait devant la vitrine accompagné des deux enfants. Mathias fit semblant de se replonger dans son livre de comptes, attendit qu’ils aient remonté la rue, avança jusqu’au pas de la porte pour vérifier que la voie était libre, et retourna le panonceau. Il ferma à clé et courut dans la direction opposée. Il sauta dans un taxi arrêté devant l’entrée du métro de South Kensington et tendit le papier sur lequel il avait griffonné l’adresse de son rendez-vous. Il appela Audrey en vain, son portable ne répondait pas.
La circulation était si dense sur Kensington High Street que les voitures y roulaient au pas depuis Queen’s Gate. Le chauffeur de taxi informa poliment son passager qu’un concert devait avoir lieu au Royal Albert Hall, c’était certainement ce qui causait un tel embouteillage. Mathias lui répondit qu’il s’en doutait un peu puisque, précisément, il s’y rendait. Ne tenant plus en place, Mathias acquitta le montant de la course et décida de faire le reste du chemin à pied. Il se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait et arriva essoufflé devant l’entrée principale. Le hall du grand théâtre était désert. Seuls quelques agents de contrôle s’y attardaient encore. L’un d’eux l’informa que le spectacle avait commencé. À grand renfort de gestes, Mathias tenta de lui ex-
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pliquer que la personne qui l’accompagnait était dans la salle. En vain. On ne pouvait pas le laisser entrer sans ticket.
Une vendeuse de programmes qui parlait français vint à son secours. Enya as-surait un remplacement. Elle lui dit que le rideau retombait en principe aux alentours de minuit. Il lui acheta un programme et la remercia.
Impuissant, Mathias décida de rentrer. Dans la rue, il reconnut le taxi qui l’avait déposé, leva la main, mais la voiture poursuivit sa route. Il laissa un message sur le portable d’Audrey, balbutiant quelques mots d’excuse maladroits, et perdit le peu de sang-froid qui lui restait quand la pluie se remit à tomber. Trempé, en retard, il arriva chez lui.
Emily se leva du canapé pour venir embrasser son père.
– Tu peux enlever ton imperméable, tu ruisselles sur le parquet ! dit Antoine depuis la cuisine.
– Bonsoir, répondit Mathias maussade.
Il prit un torchon et essuya ses cheveux. Antoine haussa les yeux au ciel. Peu enclin à une scène de ménage, Mathias alla rejoindre les enfants.
– On passe à table ! dit Antoine.
Tout le monde s’installa autour du dîner. Mathias regarda la casserole de riz blanc.
– On n’avait pas dit des quenelles ?
– Si, à huit heures et quart on avait dit des quenelles, mais à neuf heures et quart, elles sont brûlées.
Louis se pencha à son oreille pour lui demander s’il ne pouvait pas arriver plus souvent en retard quand son père faisait des quenelles, il avait horreur de ça. Mathias se mordit la langue pour ne pas rire.
– Qu’est-ce qu’il y a d’autre dans le frigo ?
– Un saumon entier, mais il faut le faire cuire.
Mathias ouvrit le réfrigérateur en sifflotant.
– Tu as des sacs de congélation ?
Perplexe, Antoine désigna l’étagère au-dessus de lui. Mathias posa le saumon sur le plan de travail, l’assaisonna, le fit glisser dans le sachet en plastique et referma la fermeture à glissière. Il ouvrit le lave-vaisselle, plaça le poisson ainsi emballé au milieu du panier à verres et claqua la porte. Il lit tourner la molette et alla se laver les mains à l’évier.
– Cycle court, c’est prêt dans dix minutes !
Et dix minutes plus tard, sous les yeux ébahis d’Antoine, il rouvrit le lave-vaisselle et sortit, d’un nuage de vapeur, un saumon parfaitement cuit.
TV5 Europe rediffusait La Grande Vadrouille, Mathias tourna sa chaise pour améliorer son angle de vision. Antoine prit la télécommande et éteignit l’écran.
– On ne regarde pas la télé à table, sinon on ne se parle plus !
Mathias croisa les bras et fixa son ami du regard.
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– Je t’écoute !
Un silence s’installa pendant quelques minutes. Avec un air de contentement qu’il ne tenta pas de dissimuler, Mathias reprit le boîtier de la commande et ralluma l’écran. Le dîner terminé, tout le monde s’installa dans le canapé, tout le monde sauf Antoine… qui rangeait la cuisine.