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– Tu couches les enfants ? demanda-t-il en essuyant un plat.

– On regarde la fin et on monte, répondit Mathias.

– J’ai vu ce film cent trente-deux fois, il y en a encore pour une heure, il est tard, tu n’avais qu’à rentrer plus tôt. Tu fais comme tu veux, mais Louis va au lit.

Emily, qui faisait souvent preuve d’une maturité plus perceptible que les deux grands qui se chicanaient depuis le début de la soirée, décida que l’atmosphère am-biante justifiait pleinement qu’elle monte se coucher en même temps que Louis. Soli-darité oblige, elle prit son copain par la main et grimpa l’escalier.

– Tu es vraiment chiant ! dit Mathias en les regardant disparaître dans leurs chambres.

Il monta à son tour, laissant Antoine en plan.

Mathias redescendit dix minutes plus tard.

– Les dents sont brossées, les mains sont lavées, je n’ai pas fait les oreilles, mais on attendra la révision des 15 000 !

Antoine vint vers lui.

– C’est important que nous parlions d’une même voix devant les enfants, dit-il d’un ton conciliant.

Mathias ne répondit pas, il prit un cigare dans la poche de sa veste et alluma un briquet.

– Qu’est-ce que tu fais ? demanda Antoine.

– Monte Cristo Spécial n°2, désolé j’en ai qu’un.

Antoine le lui ôta des lèvres.

– Règle n 4, tu ne fumes pas dans la maison ! dit Antoine en reniflant la cape.

Mathias reprit le cigare des mains d’Antoine et sortit, exaspéré, dans le jardin.

Antoine prit la direction opposée et alla s’asseoir derrière son bureau, il alluma son ordinateur, soupira, et rejoignit Mathias. Quand il s’assit sur le petit banc à côté de lui, Mathias faillit lui dire qu’il comprenait pourquoi la mère de Louis était partie vivre aussi loin qu’en Afrique, mais l’amitié qui liait les deux hommes les protégeait l’un l’autre des coups bas.

– Tu as raison, je crois que je suis chiant, dit Antoine. Mais c’est plus fort que moi.

– Tu m’as demandé de te réapprendre à vivre, tu te souviens ? Alors commence par te détendre. Tu donnes trop d’importance aux choses qui n’en ont pas.

Qu’est-ce que ça pouvait bien faire que Louis veille ce soir ?

– Demain à l’école, il aurait été crevé !

– 78 –

– Et alors ? Tu ne crois pas que de temps en temps le souvenir d’une belle soirée d’enfance vaut tous les cours d’histoire du monde ?

Antoine regarda Mathias, l’air entendu. Il lui prit le cigare des mains, l’alluma et tira une longue bouffée.

– Tu as les clés de ta voiture ? demanda Mathias.

– Pourquoi ?

– Elle est mal garée, tu vas prendre un P V.

– Je pars très tôt demain.

– Donne-les-moi, dit Mathias en tendant la main, je vais trouver une bonne place.

– Puisque je te dis que ça ne craint rien la nuit…

– Et moi je te dis que tu as dépassé ton quota de « non » pour la soirée.

Antoine tendit le trousseau à son ami. Mathias lui tapota l’épaule et s’en alla.

Dès qu’il fut seul, Antoine tira une nouvelle bouffée, le bout rougeoyant s’éteignit, une averse aussi violente que subite venait de s’abattre.

Les rangées de fauteuils se vidaient déjà. Audrey remonta l’allée principale et se présenta à l’officier de sécurité qui gardait l’accès aux coulisses. Elle présenta sa carte de presse, l’homme vérifia son identité sur un registre, elle était attendue, il s’effaça pour la laisser passer.

*

Les essuie-glaces de l’Austin Healey chassaient la pluie fine. Se remémorant le parcours emprunté par le taxi, Mathias remonta Queen’s Gâte, suivant les autres automobiles pour ne pas se tromper de sens de circulation. Il se rangea le long du trottoir du Royal Albert Hall et gravit les marches en courant.

*

Antoine se pencha à la fenêtre. Dans la rue, il y avait deux places de stationnement inoccupées, l’une devant la maison, l’autre un peu plus loin. Incrédule, il éteignit la lumière et alla se coucher.

*

– 79 –

Les alentours du théâtre étaient déserts, la foule s’était dispersée. Un couple confirma à Mathias que le spectacle était fini depuis une demi-heure. Il retourna vers l’Austin Healey et découvrit une contravention collée sur la vitre. Il entendit la voix d’Audrey et se retourna.

Elle était sublime dans sa robe de soirée, l’homme qui l’accompagnait avait la cinquantaine et belle allure. Elle présenta Alfred à Mathias et lui dit que tous deux seraient ravis qu’il se joigne à leur souper. Ils iraient à la brasserie Aubaine qui servait tard le soir. Et comme Audrey avait envie de marcher, elle suggéra à Mathias de les devancer en voiture, les tables du dernier service étaient très courtisées, il fallait faire la queue. Chacun son tour ! Elle l’avait fait au guichet pour récupérer les billets…

À la fin de la soirée, Mathias en savait probablement plus sur les gospels et sur la carrière d’Alfred que son imprésario. Le chanteur remercia Mathias de l’avoir invité. C’était un minimum, répondit Audrey à sa place, il avait pris un tel plaisir pendant le concert… Alfred les salua, il devait les quitter, demain il chantait à Dublin.

Mathias attendit que le taxi ait tourné au coin de la rue. Il regarda Audrey qui restait silencieuse.

– Je suis fatiguée, Mathias, je dois encore traverser tout Londres. Merci pour ce dîner.

– Je peux au moins te déposer ?

– À Brick Lane… en voiture ?

Et pendant tout le trajet, la conversation se limita aux indications que lui donnait Audrey. À bord du vieux coupé, leurs silences étaient émaillés de « droite »,

« gauche », « tout droit », et parfois de « tu roules du mauvais côté ». Il la déposa devant une petite maison toute en briques rouges.

– Je suis vraiment désolé pour tout à l’heure, je me suis laissé piéger dans un embouteillage, dit Mathias en coupant le contact.

– Je ne t’ai fait aucun reproche, dit Audrey.

– De toute façon ce soir, un de plus ou un de moins…, reprit Mathias en souriant. Tu m’as à peine adressé la parole pendant tout le repas, la vie de ce ténor nar-cissique aurait été celle de Moïse, tu n’aurais pas été plus passionnée par ce qu’il racontait, tu buvais ses paroles. Quant à moi, j’ai eu l’impression d’avoir quatorze ans et d’être au piquet toute la soirée.

– Mais tu es jaloux ? dit Audrey, amusée.

Ils se regardèrent fixement, leurs visages se rapprochaient peu à peu et, quand l’esquisse d’un baiser leur vint aux lèvres, elle inclina la tête et la posa sur l’épaule de Mathias. Il caressa sa joue et la serra dans ses bras.

– Tu vas retrouver ton chemin ? demanda-t-elle à voix feutrée.

– Promets-moi que tu viendras me chercher à la fourrière avant qu’ils me piquent.

– File, je t’appellerai demain.

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– Je ne peux pas filer, tu es encore dans la voiture, répondit Mathias en retenant la main d’Audrey dans la sienne.

Elle ouvrit la portière et s’éloigna toute en sourire. Sa silhouette disparut dans le jardin qui bordait la maison. Mathias reprit le chemin du centre-ville, la pluie tombait à nouveau. Après avoir traversé Londres d’est en ouest, du nord au sud, il se retrouva par deux fois devant Piccadilly Circus, fit demi-tour devant Marble Arch, et se demanda un peu plus tard pourquoi il était de nouveau en train de longer la Tamise. À

deux heures et demie passées, il finit par promettre vingt livres sterling à un chauffeur de taxi si ce dernier acceptait de lui ouvrir la route jusqu’à South Kensington.