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Pressé de rejoindre un endroit où on lui servirait un petit déjeuner digne de ce nom, il finit de s’habiller à la hâte.

Audrey avait laissé un trousseau de clés en évidence sur le guéridon.

À en juger par leur taille, toutes n’entraient pas dans la serrure de cet appartement. Elles devaient ouvrir le studio qu’Audrey habitait à Paris et qu’elle lui avait décrit cette nuit.

Il laissa glisser entre ses doigts les cordelettes du pompon accroché à l’anneau.

Et en le regardant, il se mit à penser à la chance qu’avait l’objet. Il l’imaginait dans la main d’Audrey, restant toujours près d’elle dans son sac, toutes les fois où elle jouait avec, conversant au téléphone, écoutant les confidences qu’elle faisait à une amie.

Quand il prit conscience qu’il était en train d’envier le pompon d’un porte-clés, il se ressaisit. Il était vraiment temps d’aller manger quelque chose.

*

Les trottoirs étaient bordés de petites maisons en briques rouges. Mains dans les poches et sifflotant, Mathias se mit en marche vers le carrefour qui se trouvait un peu plus haut dans la rue. Quelques bifurcations plus tard, il se réjouit d’avoir enfin trouvé son bonheur.

Comme tous les dimanches matin, le marché de Spitalfields était en pleine ac-tivité ; les étals abondaient de fruits secs et d’épices venus de toutes les provinces de l’Inde. Un peu plus loin, des marchands d’étoffes exposaient leurs tissus importés de Madras, du Cachemire ou du Pashmina. Mathias s’assit à la terrasse du premier café qu’il trouva et accueillit à bras ouverts le serveur qui se présentait à lui.

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Le garçon, originaire de la région de Calcutta, identifia aussitôt l’accent de Mathias et lui dit à quel point il aimait la France. Tout au long de ses études, il avait choisi le français comme première langue étrangère, avant même l’anglais. Il poursuivait un cycle universitaire d’économie internationale à la British School Academy.

Il aurait aimé étudier à Paris, mais la vie n’offrait pas toujours tous les choix. Mathias le félicita pour son vocabulaire qu’il trouvait remarquable. Profitant de la chance qu’il avait de pouvoir s’exprimer enfin sans difficulté, il commanda un petit déjeuner complet et un journal si, par chance, il y en avait un qui traînait près de la caisse.

Le garçon se courba pour le remercier de cette commande qui l’honorait et s’éclipsa. L’appétit aiguisé, Mathias se frotta les mains, heureux de tous ces moments imprévus que la vie lui offrait, heureux d’être assis à cette terrasse ensoleillée, heureux à la pensée de retrouver bientôt Audrey, et finalement, même s’il n’en avait pas conscience, heureux d’être heureux.

Il faudrait prévenir Antoine qu’il ne rentrerait pas avant la fin de l’après-midi, et tout en réfléchissant à l’excuse qui justifierait son absence, il fouilla dans sa poche à la recherche de son téléphone. Il avait dû le laisser dans sa veste. Il la visualisait d’ailleurs parfaitement bien, roulée en boule sur le canapé de l’appartement d’Audrey.

Il lui enverrait un message plus tard, le serveur revenait déjà, portant à l’épaule un immense plateau. Il déposa sur sa table toute une série de mets ainsi qu’un exemplaire daté de la veille du Calcutta Express et un autre daté de l’avant-veille du limes of India ; les quotidiens étaient imprimés en bengali et en hindi.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Mathias affolé en montrant du doigt la soupe de lentilles qui fumait devant lui.

– Du dhal, répondit le serveur, et du halwa suri, c’est très bon ! Le verre de yaourt salé c’est du lassi, ajouta-t-il. Un vrai petit déjeuner complet… indien. Vous allez vous régaler.

Et le serveur retourna en salle, ravi d’avoir satisfait son client.

*

Elles avaient eu la même idée sans se consulter, la journée était radieuse, elle attirerait de nombreux touristes sur Bute Street. Pendant que l’une ouvrait la terrasse de son restaurant, l’autre arrangeait sa devanture.

– Toi aussi tu travailles le dimanche ? dit Yvonne en interpellant Sophie.

– J’aime encore mieux être ici que de traîner à la maison !

– Je me suis dit exactement la même chose.

Yvonne s’approcha d’elle.

– Qu’est-ce que c’est que cette mine chiffon ? dit-elle en passant la main sur la joue de Sophie.

– Mauvaise nuit, la lune devait être pleine.

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– À moins qu’elle n’ait décidé d’être pleine deux fois de suite dans la semaine, ta lune, il faudra que tu trouves une autre explication.

– Alors disons que j’ai mal dormi.

– Tu ne vois pas les garçons aujourd’hui ?

– Ils sont en famille.

Sophie souleva un grand vase, Yvonne l’aida à le porter à l’intérieur de la boutique. Le récipient rangé en bonne place, elle la prit par le bras et l’entraîna au-dehors.

– Allez, laisse tes fleurs un instant, elles ne se faneront pas, viens prendre un café à ma terrasse, j’ai l’impression que nous avons des choses à nous dire toi et moi.

– Je taille ce rosier et je te rejoins tout de suite, répondit Sophie qui avait retrouvé le sourire.

*

Le sécateur sectionna la tige. John Glover regarda attentivement la fleur. La corolle avait presque la taille de celle d’une pivoine, les pétales qui la composaient étaient délicieusement fripés, donnant à sa rose l’aspect sauvage dont il avait rêvé. Il fallait le reconnaître, le résultat du greffon réalisé dans sa serre l’an dernier dépassait toutes ses espérances. Quand il présenterait cette rose la saison prochaine à la grande exposition florale de Chelsea, il remporterait probablement le prix d’excellence. Pour John Glover, cette fleur n’était pas qu’une simple rose, elle était devenue le plus étrange paradoxe auquel il avait été confronté. Chez cet homme, issu d’une grande famille anglaise, l’humilité était presque une religion. Nanti par un père mort honorablement pendant la guerre, il avait délégué la gestion de son patrimoine. Et jamais l’un des clients de la petite librairie où il avait travaillé pendant des années, ni aucun de ses voisins, n’aurait pu imaginer que cet homme solitaire, qui vivait alors dans la plus petite partie d’une maison dont il était propriétaire, était aussi fortuné.

Combien de pavillons d’hôpitaux auraient pu voir son nom gravé sur leur fron-tispice, combien de fondations auraient pu l’honorer, s’il n’avait imposé comme seule condition à sa générosité, qu’elle restât pour toujours anonyme. Et pourtant, à l’âge de soixante-dix ans, face à une simple fleur, il ne pouvait résister à la tentation de la baptiser de son nom.

La rose à la robe pâle s’appellerait Glover. La seule excuse qu’il se trouvait était qu’il n’avait pas de descendance. C’était finalement la seule façon qu’il avait trouvée de faire vivre son nom.

John déposa la fleur dans un soliflore et l’emmena vers la serre. Il regarda la façade blanche de sa maison de campagne, heureux, après des années de travail, d’y vivre une retraite méritée. Le grand jardin accueillait le printemps dans toute sa splendeur. Mais, au milieu de tant de beauté, la seule femme qu’il avait aimée, aussi

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pudiquement qu’il avait vécu, lui manquait. Un jour, Yvonne viendrait le rejoindre dans le Kent.

*

Antoine fut réveillé par les enfants. Penché à la balustrade de l’escalier, il regarda le salon en contrebas. Louis et Emily s’étaient préparé un petit déjeuner qu’ils dévoraient de bon appétit, assis au pied du canapé. Le programme de dessins animés commençait à peine, autant de minutes de tranquillité pour Antoine. Évitant de se faire repérer, il fit un pas en arrière, rêvant déjà au supplément de sommeil qui s’offrait à lui. Avant de s’abandonner à nouveau dans son lit, il entra dans la chambre de Mathias et regarda le lit intact. Depuis le salon, les rires d’Emily montaient jusqu’à l’étage. Antoine délit les draps, prit le pyjama accroché à la patère de la salle de bains et le posa en évidence sur la chaise. Il referma la porte discrètement et retourna dans ses appartements.