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Antoine avait sauvé son service, par moments elle se demandait ce qu’elle ferait s’il n’était pas là celui-là. Elle repensa à ses saumons cuits à la vapeur du lave-vaisselle et se mit à rire toute seule. Une quinte de toux calma rapidement l’ardeur de son fou

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rire. Épuisée mais de bonne humeur, elle coupa l’eau, enfila un peignoir et alla s’allonger sur son lit. La porte au fond du couloir venait de se refermer. La jeune fille à qui elle avait prêté la chambre au bout du palier devait être rentrée. Yvonne ne savait pas grand-chose d’elle, mais elle avait pour habitude de se fier à son instinct.

Cette petite avait juste besoin d’un coup de pouce pour s’en sortir. Et après tout, elle y trouvait son compte. Sa présence lui faisait du bien ; depuis que John ne tenait plus la librairie, le poids de la solitude se faisait ressentir de plus en plus souvent.

*

Enya ôta son manteau et s’allongea sur son lit. Elle prit les billets dans la poche de son jean et les compta. La journée avait été bonne, les pourboires des clients du restaurant de Westbourne Grove où elle avait fait un extra lui avaient rapporté de quoi vivre toute la semaine. Le patron était content d’elle et lui avait proposé de revenir travailler le week-end prochain.

Drôle de destin que celui d’Enya. Dix ans plus tôt, sa famille n’avait pas résisté à la famine d’un été sans récolte. Une jeune femme médecin l’avait recueillie dans un camp de fortune.

Une nuit, aidée par la doctoresse française, elle s’était cachée dans un camion qui repartait sur la piste. Avait alors commencé le long exode qui, des mois durant, l’emmènerait vers le Nord, fuyant le Sud. Ses compagnons de route n’étaient pas d’in-fortune, mais d’espoir, celui de découvrir un jour ce qu’était l’abondance.

C’était à Tanger qu’elle avait traversé la mer. Autre pays, autres vallées, les Py-rénées. Un passeur lui révéla que, jadis, on payait son grand-père pour faire la route inverse, l’histoire changeait, mais pas le sort des hommes.

Un ami lui avait dit que, de l’autre côté de la Manche, elle trouverait ce qu’elle cherchait depuis toujours : le droit d’être libre et d’être qui elle était. Sur les terres d’Albion, les hommes de toutes ethnies, de toutes religions vivaient en paix dans le respect de l’autre, elle embarqua cette fois à Calais, sous les boggies d’un train. Et quand, épuisée, elle se laissa glisser sur des traverses de rails anglais, elle sut que l’exode venait de prendre fin.

Ce soir, heureuse, elle regardait autour d’elle. Un lit étroit mais des draps frais, un petit bureau avec un joli bouquet de bleuets qui égayait la pièce, une lucarne à travers laquelle, en se penchant un peu, elle pouvait voir les toits du quartier. La chambre était plutôt mignonne, sa logeuse discrète et les temps qu’elle vivait avaient depuis quelques jours des allures de printemps.

*

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Audrey essaya de caler les bandes vidéo entre deux pulls et trois tee-shirts qu’elle avait roulés en boule. Les achats effectués ici et là au cours de ce mois londonien avaient bien du mal à trouver leur place dans sa valise.

En se redressant, elle regarda autour d’elle pour vérifier une dernière fois qu’elle n’avait rien oublié. Elle n’avait pas envie de dîner, un thé suffirait et, même si elle sentait pointer l’insomnie, il fallait essayer de dormir. Demain, quand elle arriverait gare du Nord, la journée commencerait à peine. Il faudrait aller déposer les enregistrements à la régie de la chaîne, participer à la conférence de rédaction de l’après-midi, et peut-être même, si son sujet était programmé à brève échéance, visionner aussitôt les bandes en salle de montage. En entrant dans la cuisine, elle jeta un coup d’œil à la cigarette écrasée dans le cendrier. Son regard glissa vers la table et les deux verres roses par le vin rouge séché, il y avait aussi une tasse dans l’évier. Elle la prit entre ses mains et regarda le bord, se demandant où Mathias avait posé ses lèvres.

Elle l’emporta avec elle et retourna dans la chambre pour aller l’enfouir au fond de sa valise.

*

Le salon était dans la pénombre. Mathias referma la porte de l’entrée le plus lentement possible et se dirigea à pas de loup vers l’escalier. Dès qu’il posa le pied sur la première marche, la lampe du guéridon s’alluma. Il se retourna et découvrit Antoine, assis dans le fauteuil. Il avança jusqu’à lui, prit la bouteille d’eau posée sur la table basse et la vida d’un trait.

– Si un de nous deux doit retomber amoureux en premier, ce sera moi ! dit Antoine.

– Mais tu fais comme tu veux mon vieux, répondit Mathias en reposant la bouteille.

Furieux, Antoine se leva.

– Non, je ne fais pas comme je veux, et ne commence pas à m’embrouiller. Si moi je tombais amoureux ce serait déjà une trahison, alors toi !

– Calme-toi ! Tu crois qu’après avoir fait des pieds et des mains pour abattre ce mur, alors que je partage enfin le quotidien de ma fille, que je vis le bonheur de nos deux enfants que je n’ai d’ailleurs jamais vus aussi heureux… tu crois vraiment que je prendrais le risque de tout gâcher ?

– Absolument ! répondit Antoine, convaincu.

Antoine se mit à faire les cent pas, il balaya la pièce d’un geste circulaire.

– Tu vois, tout ce qu’il y a autour de toi, c’est exactement comme tu le voulais.

Tu voulais des enfants qui rient, ils rient ; tu voulais du bruit dans ta maison, on ne s’entend plus ; même la télé en dînant tu l’as eue ; alors écoute-moi bien : pour une fois dans ta vie, pour une toute petite fois, tu vas renoncer à ton égoïsme et tu vas

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assumer tes choix. Donc si tu es en train de tomber amoureux d’une femme, tu ar-rêtes tout de suite !

– Tu trouves que je suis égoïste ? demanda Mathias d’une voix attristée.

– Tu l’es plus que moi, répondit Antoine.

Mathias le regarda longuement et, sans ajouter d’autre mot, il s’éloigna vers l’escalier.

– Attention, reprit Antoine dans son dos, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit… Je ne m’oppose pas à ce que tu la sautes !

Arrivé sur le palier de l’étage, Mathias s’arrêta net pour se retourner.

– Oui, mais moi je m’oppose à ce que tu parles d’elle comme ça.

Du bas des marches, Antoine pointa vers lui un doigt accusateur.

– Je t’ai eu ! Tu es amoureux, j’ai la preuve, alors tu la quittes !

La porte de la chambre de Mathias claqua derrière lui, celles des chambres d’Emily et de Louis se refermèrent beaucoup plus discrètement.

Le train était immobilisé en gare d’Ashford depuis trente minutes et la voix du contrôleur s’était fait un devoir de réveiller les passagers qui ne s’en seraient pas rendu compte, pour les informer que le train… était immobilisé en gare d’Ashford.

Le message était d’autant plus vital que le même chef de train ajouta qu’il était incapable de dire quand le convoi redémarrerait, il y avait un problème de circulation dans le tunnel.

– J’ai enseigné la physique pendant trente ans, et j’aimerais bien qu’on m’explique comment on peut avoir un problème de circulation sur des voies paral-lèles et à sens unique ; à moins que le chauffeur du train qui nous devance ne se soit arrêté au milieu du tunnel pour aller faire pipi…, grommela la vieille dame assise en face d’Audrey.

Audrey avait fait des études littéraires, elle fut tirée d’affaire quand son portable se mit à sonner. C’était sa meilleure amie, elle se réjouissait de son retour. Audrey lui raconta son périple londonien, et principalement, les événements qui avaient modifié le cours de sa vie, ces derniers jours… Comment Elodie avait-elle fait pour deviner ?… Oui !… elle avait rencontré un homme… très différent de tous les autres.