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Pour la première fois depuis de longs mois, depuis sa séparation avec celui qui avait emporté son cœur en faisant sa valise un matin, elle retrouvait l’envie d’aimer. Les longues saisons de deuil amoureux s’étaient presque évanouies en l’espace d’un week-end. Elodie avait raison… la vie avait cette magie-là… il suffisait d’être patiente, le printemps finissait toujours par revenir. Dès qu’elles se reverraient… hélas peut-être pas ce soir, elle risquait de travailler tard, mais à déjeuner demain au plus tard… oui…

elle lui raconterait tout… Chacun des moments passés en la compagnie de… Mathias… c’était un joli prénom, n’est-ce pas ? Oui, il était bel homme… Oui, Élodie l’adorerait, cultivé, courtois… Non, il n’était pas marié… Oui, divorcé… mais de nos jours, chez les hommes célibataires, ne plus être marié était déjà un bel avantage…

Comment avait-elle deviné ?… Ouiiii, ils ne s’étaient pas quittés depuis deux jours…

elle l’avait rencontré dans la cour d’une école, non, dans une librairie, enfin dans les deux à la fois… elle lui raconterait tout, c’était promis, mais le train redémarrait et déjà elle voyait l’entrée du tunnel… Allô ?… Allô ?

– 111 –

Émue, Audrey regarda son téléphone, elle le tenait au creux de la main, en caressa le cadran en souriant et le rangea dans sa poche. Le professeur de physique soupira et put enfin tourner la page de son livre. Elle venait de relire la même ligne vingt-sept fois.

*

Mathias poussa la porte du bistrot d’Yvonne et lui demanda s’il pouvait s’asseoir à la terrasse pour y prendre un café.

– Je te l’apporte tout de suite, dit Yvonne en appuyant sur le bouton du percolateur.

Les chaises étaient encore empilées les unes sur les autres, Mathias en prit une et s’installa confortablement dans l’axe du soleil. Yvonne posa la tasse sur le guéridon devant lui.

– Tu veux un croissant ?

– Deux, dit Mathias. Tu as besoin d’un coup de main pour installer ta terrasse ?

– Non, si j’installe les chaises maintenant, les clients vont faire comme toi et je ne serai pas tranquille en cuisine. Antoine n’est pas avec toi ?

Mathias but son café d’un trait.

– Tu m’en refais un autre ?

– Ça va ? demanda Yvonne.

*

Assis à son bureau, Antoine consultait son courrier électronique. Une petite enveloppe venait de s’afficher sur le bas de son écran.

Pardon de t’avoir abandonné ce week-end, déjeunons chez Yvonne à treize heures. Ton ami, Mathias.

Il répondit en tapant le texte suivant :

Pardon aussi pour hier soir, je te retrouve à treize heures chez Yvonne.

Après avoir ouvert la librairie, Mathias alluma son vieux Macintosh, lut le message d’Antoine et répondit :

D’accord pour treize heures, mais pourquoi dis-tu « aussi » ?

– 112 –

Et au même moment, dans la salle informatique du Lycée français, Emily et Louis éteignaient l’ordinateur depuis lequel ils venaient d’envoyer ces messages.

Les rivages de Calais s’éloignaient, l’Eurostar filait à trois cent cinquante kilomètres à l’heure sur les rails français. Le portable d’Audrey se mit à sonner, et dès qu’elle décrocha, la vieille dame assise en face d’elle reposa son livre.

La mère d’Audrey était si heureuse du retour de sa fille… Audrey avait une voix différente… pas celle qu’elle lui connaissait d’habitude… inutile de le lui cacher, sa fille avait du rencontrer quelqu’un, la dernière lois qu’elle avait entendu ce ton-là, Audrey lui annonçait son idylle avec Romain…

– Oui, Audrey se souvenait très bien comment son histoire avec Romain s’était terminée, et aussi de toutes ces soirées passées au téléphone à pleurer dans le combiné. Oui… les hommes étaient tous les mêmes… – Qui était ce nouveau garçon ?…

Mais évidemment qu’elle savait qu’il y avait un nouveau garçon… c’était quand même elle qui l’avait faite…

– Effectivement, il y avait eu une rencontre, mais non elle ne s’emballait pas…

de toute façon cela n’avait rien à voir avec Romain et merci de remuer encore le couteau dans la plaie, au cas où elle ne serait pas encore cicatrisée… Mais si, la plaie était refermée… Ce n’était pas ce qu’elle avait voulu dire, c’était juste au cas où… Non, elle n’avait pas reparlé à Romain depuis six mois… sauf une fois le mois dernier pour une histoire de valise oubliée à laquelle il tenait apparemment plus qu’à sa dignité…

Bon, de toute façon il ne s’agissait pas de Romain mais de Mathias… Oui, c’était un joli prénom… Libraire… Oui, c’était aussi un joli métier… Non, elle ne savait pas si un libraire gagnait bien sa vie, mais l’argent n’était pas important, elle non plus ne gagnait pas bien sa vie, et « raison de plus » n’était pas la réponse qu’elle attendait de sa mère…

Et puis, si ce n’était pas pour se réjouir ensemble, autant changer de sujet de conversation… Oui, il habitait à Londres, et oui, Audrey savait que la vie là-bas était chère, elle venait d’y passer un mois… Oui, un mois c’était suffisant, maman tu m’épuises… Mais nooon elle n’avait pas l’intention d’aller s’installer en Angleterre, elle le connaissait depuis deux jours… depuis cinq jours… Non, elle n’avait pas couché avec lui le premier soir… Oui, c’est vrai que pour Romain elle avait voulu partir vivre à Madrid avec lui au bout de quarante-huit heures, mais là ce n’était pas nécessairement l’homme de sa vie… pour l’instant juste un homme formidable… Oui, elle verrait avec le temps et non, il ne fallait pas s’inquiéter pour son travail, elle se battait depuis cinq ans pour avoir un jour sa propre émission, ce n’était pas pour tout gâcher maintenant simplement parce qu’elle avait rencontré un libraire à Londres ! Oui elle l’appellerait dès qu’elle serait à Paris, elle l’embrassait aussi.

Audrey remit le portable dans sa poche et soupira longuement. La vieille dame en face d’elle reprit son livre et le reposa aussitôt.

– Pardon de me mêler de ce qui ne me regarde peut-être pas, dit-elle en repoussant ses lunettes sur le bout de son nez, vous parliez du même homme dans les deux conversations ?

Et comme Audrey, interloquée, ne répondait pas, elle marmonna :

– Et qu’on ne vienne plus me dire que passer dans ce tunnel n’a aucun effet sur l’organisme !

– 113 –

*

Depuis qu’ils s’étaient installés en terrasse, ils n’avaient pas échangé un mot.

– Tu penses à elle ? demanda Antoine.

Mathias prit un morceau de pain dans la corbeille et le trempa dans le pot de moutarde.

– Je la connais ?

Mathias croqua dans le pain et mastiqua lentement.

– Où l’as-tu rencontrée ?

Cette fois, Mathias prit son verre et le but d’un trait.

– Tu sais, tu peux m’en parler, reprit Antoine.

Mathias reposa le verre sur la table.

– Avant tu me disais tout…, ajouta Antoine.

– Avant, comme tu dis, on n’avait pas mis en place tes règles à la con.

– C’est toi qui as dit qu’on ne ramenait pas de femmes à la maison, moi j’ai juste dit pas de baby-sitter.

– C’était du second degré, Antoine ! Écoute, je rentre chez nous ce soir, si c’est ça que tu veux savoir.

– On ne va pas faire un drame parce qu’on s’est imposé quelques règles de vie quand même. Sois gentil, fais un petit effort, c’est important pour moi.