Yvonne venait de leur apporter deux salades, elle retourna dans sa cuisine en levant les yeux au ciel.
– Tu es heureux, au moins ? reprit Antoine.
– On parle d’autre chose ?
– Je veux bien, mais de quoi ?
Mathias fouilla la poche de sa veste et en sortit quatre billets d’avion.
– Tu es allé les retirer ? demanda Antoine dont le visage s’éclairait.
– Ben non, tu vois !
Dans cinq jours, après avoir récupéré les enfants à la sortie de l’école, ils fileraient vers l’aéroport et dormiraient le soir même en Ecosse.
À la fin du repas, les deux amis étaient rabibochés. Quoique… Mathias précisa à Antoine que se fixer des règles n’avait aucun intérêt, si ce n’était pour essayer de les enfreindre.
Nous étions le premier jour de la semaine, c’était donc au tour d’Antoine de ré-
cupérer Emily et Louis à l’école, Mathias ferait les courses en quittant la librairie,
– 114 –
préparerait le dîner et Antoine coucherait les enfants. En dépit de quelques heurts, la vie de la maison était parfaitement organisée…
*
Le soir, Antoine reçut un appel urgent de McKenzie. Le prototype des tables qu’il avait dessiné pour le restaurant venait d’arriver au bureau. Le chef d’agence trouvait que le modèle correspondait tout à fait au style d’Yvonne, mais il préférait néanmoins une seconde opinion. Antoine promit de s’y intéresser en arrivant dès le lendemain matin, mais McKenzie insista ; le fournisseur pouvait fabriquer les quantités requises, dans les délais et les prix espérés, à la condition que la commande lui soit envoyée ce soir… L’aller-retour prendrait à Antoine tout au plus une demi-heure.
Mathias n’était pas encore rentré, il fit promettre aux enfants de se tenir à carreau pendant son absence. Il était formellement interdit d’ouvrir la porte à qui-conque, de répondre au téléphone sauf si c’était lui qui appelait – ce qui fit rigoler Emily… comme si on pouvait savoir qui appelait avant d’avoir décroché -, il était aussi interdit de s’approcher de la cuisine, de brancher ou de débrancher le moindre appareil électrique, de se pencher à la balustrade de la rampe d’escalier, de toucher à quoi que ce soit… et il fallut qu’Emily et Louis bâillent en chœur pour interrompre la litanie d’un père qui aurait pourtant juré sur l’honneur qu’il n’était pas d’un naturel inquiet.
Dès que son père fut parti, Louis fonça dans la cuisine, grimpa sur un tabouret, prit deux grands verres sur l’étagère et les passa à Emily avant de redescendre. Puis il ouvrit le réfrigérateur, choisit deux sodas, réaligna les canettes comme Antoine les ordonnait toujours (les rouges Coca à gauche, les orange Fanta au milieu et les vertes Perrier à droite). Les pailles se trouvaient dans le tiroir sous l’évier, les tartelettes aux abricots étaient rangées dans la boîte à biscuits, et le plateau pour emporter tout ça devant la télévision était disposé sur le plan de travail. Tout aurait été parfait si l’écran avait bien voulu s’allumer.
Après examen minutieux des câbles, les piles de la télécommande furent in-criminées. Emily savait où trouver les mêmes… dans le radio-réveil de son père. Elle grimpa à toute vitesse, osant à peine poser sa main sur la rampe d’escalier. En entrant dans la chambre elle fut attirée par un petit appareil photo numérique posé sur la table de nuit. Certainement un achat pour les vacances en Ecosse. Curieuse, elle le prit et appuya sur tous les boutons. Sur l’écran situé au dos du boitier, défilèrent les premières photos que son papa avait dû prendre pour tester l’appareil. Sur la première pose on ne voyait que deux jambes et un bout de trottoir, sur la deuxième le coin d’un étal du marché de Portobello, sur la troisième il fallait incliner l’image pour que le réverbère soit droit… Ce qui défilait sur l’écran n’avait finalement pas grand intérêt, tout du moins jusqu’à la trente-deuxième pose, la seule, d’ailleurs, normale-ment cadrée… On y voyait un couple assis à la terrasse d’un restaurant qui s’embrassait devant l’objectif…
– 115 –
*
Après le dîner – Emily n’avait pas prononcé un mot à table – Louis monta dans la chambre de sa meilleure amie et écrivit dans son journal intime que la découverte de l’appareil photo avait été un sacré choc pour elle, c’était quand même la première fois que son père lui mentait. Juste avant de s’endormir, Emily ajouta dans la marge que c’était la deuxième… après le coup du père Noël.
– 116 –
XII
Yvonne referma la porte de son studio et regarda sa montre. En avançant dans le couloir, elle entendit les pas d’Enya qui sortait de sa chambre.
– Tu es bien jolie ce matin, dit-elle en se retournant.
Enya l’embrassa sur la joue.
– J’ai une bonne nouvelle.
– Tu m’en dis un peu plus ?
– J’ai été convoquée hier à l’immigration.
– Ah ? Et c’est une bonne nouvelle ? demanda Yvonne inquiète.
Yvonne regarda le permis de travail qu’Enya lui montrait fièrement. Elle prit la jeune femme dans ses bras et la serra contre elle.
– Et si on fêtait ça devant une tasse de café, dit Yvonne.
Elles empruntèrent l’escalier en colimaçon qui descendait vers la salle. Arrivée au bas des marches, Yvonne la regarda attentivement.
– Où as-tu acheté ce pardessus ? demanda t-elle, perplexe.
– Pourquoi ? demanda Enya.
– Parce que j’ai un ami qui possédait le même. C’était son manteau préféré.
Quand il m’a dit qu’il l’avait perdu, j’ai voulu lui racheter, mais le modèle ne se fait plus depuis des années.
Enya sourit, elle ôta le pardessus et le tendit à Yvonne. Sa logeuse lui demanda combien elle en voulait, Enya répondit que c’était un cadeau qu’elle lui offrait avec grand plaisir. Elle l’avait trouvé sur un portemanteau, un jour où la chance lui avait souri.
Yvonne entra dans sa cuisine et ouvrit la porte du placard qui servait de vestiaire.
– Il va être tellement heureux, dit Yvonne, joyeuse, en accrochant le vêtement à un cintre, il ne le quittait jamais.
Elle prit deux grands bols sur l’étagère au dessus de l’évier, versa deux doses de café dans la partie haute de la cafetière italienne et craqua une allumette. Le brûleur de la gazinière bleuit aussitôt.
– Tu sens cette merveilleuse odeur ? dit Yvonne en humant l’arôme qui enva-hissait la pièce.
– 117 –
*
Après le coup de l’appareil photo, Emily avait suggéré une idée. Chaque mercredi, Louis et elle déjeuneraient en tête à tête avec leurs pères respectifs. Comme Louis adorait les nems, les garçons iraient dans le restaurant thaïlandais situé côté pair au début de Bute Street ; elle et son père iraient chez Yvonne côté impair, puisqu’elle raffolait de sa crème caramel.
Derrière son comptoir, Yvonne essuyait des verres, surveillant Mathias du coin de l’œil. Emily se pencha au-dessus de son assiette pour attirer l’attention de son papa.
– En Ecosse ce serait mieux de dormir sous des tentes, on pourrait s’installer dans les ruines et on serait sûrs de voir des fantômes.
– Très bien, murmura Mathias en tapant un message sur les touches de son portable.
– La nuit on allumera des feux de camp et tu monteras la garde.
– Oui, oui, dit Mathias, les yeux rivés sur l’écran de son téléphone.
– Là-bas les moustiques pèsent deux kilos, reprit Emily en tapotant la table, en plus comme toi ils t’adorent, deux piqûres et t’es vide !