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Yvonne arriva à leur table pour les servir.

– Comme tu veux ma chérie, répondit Mathias.

Et pendant que la patronne repartait en cuisine sans dire un mot, Emily reprit sa conversation avec le plus grand sérieux.

– Et puis je ferai mon premier saut à l’élastique en sautant du haut d’une tour.

– Deux secondes mon cœur, je réponds à ce texto et je suis à toi.

Les doigts de Mathias virevoltaient sur les touches du clavier.

– C’est chouette, ils nous jettent et après ils coupent la corde, reprit Emily.

– C’est quoi le plat du jour ? demanda Mathias, absorbé par la lecture du message qui venait de s’afficher sur son mobile.

– Une salade de vers de terre.

Mathias posa enfin son téléphone sur la table.

– Excuse-moi une seconde, je vais me laver les mains, dit-il en se levant.

Mathias embrassa sa fille sur le front et se dirigea vers le fond de la salle. Depuis son comptoir, Yvonne n’avait rien perdu de la scène. Elle s’approcha d’Emily et avisa d’un œil réprobateur la purée de pommes de terre maison que Mathias n’avait pas encore touchée. Elle jeta un coup d’œil au-dehors par-delà la vitrine et lui fit un sourire. Emily comprit ce qu’elle lui suggérait et sourit à son tour. La petite fille se leva, prit son assiette et, sous la vigilance d’Yvonne, traversa la rue.

Mathias se regardait dans le miroir accroché au-dessus du lavabo. Ce n’était pas qu’Audrey ait mis un terme à leurs échanges de messages qui le préoccupait, elle était en salle de montage et il comprenait très bien qu’elle ait du travail… Moi aussi je

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suis occupe, je déjeune avec ma fille, on est tous très occupés… de toute façon, si elle travaille sur les images de Londres, elle pense forcément à moi…, c’est son technicien qui a dû lui remonter les bretelles, je vois bien le genre de type, renfrogné et jaloux…

J’ai une sale mine aujourd’hui… C’est bien qu’elle ait écrit qu’elle avait envie de me voir… ce n’est pas son genre de dire des choses qu’elle ne pense pas… Je devrais peut-

être aller me faire couper les cheveux, moi…

Assis dans un box, Antoine et Louis attaquaient un deuxième plat de nems. La porte du restaurant s’ouvrit, Emily entra et vint s’asseoir à côté d’eux. Louis ne fit aucun commentaire et se contenta de goûter la purée de sa meilleure amie.

– Il est encore au téléphone ? questionna Antoine.

Et, comme à son habitude, Emily répondit oui de la tête.

– Tu sais, moi aussi je le trouve contrarié en ce moment, ne t’inquiète pas.

C’est quelque chose qui arrive aux grands, ça passe toujours, dit Antoine d’une voix apaisante.

– Parce que tu crois que nous on n’est jamais préoccupés ? reprit Emily en chi-pant un nem dans le plat.

*

Mathias ressortit des toilettes en sifflotant. Emily n’était plus à sa place. Devant lui, sur la table, son téléphone portable était planté au beau milieu de l’assiette de purée. Ébahi, il se retourna et croisa le regard accusateur d’Yvonne qui lui dési-gnait la devanture du restaurant thaïlandais.

*

En chemin vers le conservatoire de musique, Emily marchait à grands pas, n’adressant pas un mot à son père, qui pourtant faisait du mieux qu’il le pouvait pour s’excuser. Il reconnaissait qu’il n’avait pas été très présent pendant leur déjeuner et promettait que cela ne se reproduirait plus. Et puis, il lui arrivait aussi de parler à sa fille et qu’elle ne l’écoute pas, par exemple quand elle dessinait. La terre entière pouvait s’écrouler, elle ne relevait pas la tête de sa feuille. Face au regard incendiaire qu’Emily lui lança, Mathias admit que sa comparaison n’était pas géniale. Pour se faire pardonner, ce soir il resterait dans sa chambre jusqu’à ce qu’elle s’endorme. À

l’entrée du cours de guitare, Emily se hissa sur la pointe des pieds pour embrasser son père. Elle lui demanda si sa maman reviendrait bientôt la voir et referma la porte.

De retour à la librairie, après s’être occupé de deux clientes Mathias s’installa derrière son ordinateur et se connecta sur le site Internet d’Eurostar.

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*

Le lendemain, quand Antoine arriva au bureau, McKenzie lui remit le dossier de rénovation du restaurant, sur lequel il avait travaillé toute la nuit. Antoine déplia les jeux de plans et les étala devant lui. Il examina les dessins du projet, agréablement surpris par le travail de son collaborateur. Sans perdre de son identité, le bistrot mo-dernisé serait très élégant. C’est en consultant le cahier des charges techniques et le devis, caché au fond de la pochette, qu’Antoine faillit s’étrangler. Il convoqua aussitôt son chef d’agence. McKenzie, tout penaud, reconnut qu’il avait peut-être eu la main un peu lourde.

– Vous pensez vraiment que si nous transformons son restaurant en palace, Yvonne va croire que nous avons utilisé des matériaux de récupération ? hurla Antoine.

Selon McKenzie, rien n’était trop beau pour Yvonne.

– Et vous vous souvenez que votre chef-d’œuvre doit être réalisé en deux jours ?

– J’ai tout prévu, répondit McKenzie enthousiaste.

Les éléments seraient fabriqués en atelier et une équipe de douze poseurs, peintres et électriciens seraient à pied d’œuvre le samedi pour que tout soit achevé le dimanche.

– Et l’agence aussi sera achevée le dimanche, conclut Antoine, abattu.

Le coût d’une telle entreprise était faramineux. Les deux hommes ne s’adressèrent pas la parole du reste de la journée. Antoine avait punaisé les plans du restaurant aux murs de son bureau. Crayon en main, il faisait les cent pas, allant de la fenêtre à ses croquis, et des croquis à son ordinateur. Quand il ne dessinait pas, il calculait les économies réalisées sur le budget des travaux. McKenzie, quant à lui, était assis à son poste de travail, lançant au travers de la cloison vitrée des regards à Antoine, aussi courroucés que si ce dernier avait insulté la reine d’Angleterre.

En fin d’après-midi, Antoine appela Mathias à la rescousse. Il rentrerait très tard, Mathias devrait aller chercher les enfants à l’école et s’occuper d’eux le soir.

– Tu auras dîné, ou tu veux que je te prépare quelque chose pour ton retour ?

– La même assiette froide que la dernière fois, ce serait formidable.

– Tu vois que ça a parfois du bon la vie à deux, conclut Mathias en raccro-chant.

Au milieu de la nuit, Antoine achevait les dessins d’un projet devenu réaliste. Il ne lui restait plus qu’à convaincre le gérant de la menuiserie avec laquelle il travaillait de bien vouloir accepter toutes les modifications et espérer qu’il veuille bien l’épauler dans cette aventure. Le chantier devait commencer dans deux semaines, trois tout au plus ; ce samedi, il prendrait sa voiture à la première heure et irait lui rendre visite avec les plans d’exécution. L’atelier se trouvait à trois heures de Londres, il serait de

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retour avant la nuit. Mathias garderait Louis et Emily. Heureux d’avoir trouvé une solution, Antoine quitta ses bureaux et rentra chez lui.

Trop fatigué pour avaler quoi que ce soit, il entra dans sa chambre et s’écroula sur son lit. Le sommeil l’emporta alors qu’il était encore habillé.

*

Le matin était glacial, et les arbres pliaient sous les assauts du vent. On avait ressorti les manteaux délaissés aux prémices du printemps et Mathias, tout en calcu-lant les recettes de la semaine, pensait à la température qu’il ferait en Ecosse. Le départ en vacances approchait et l’impatience des enfants était chaque jour plus perceptible. Une cliente entra, compulsa trois ouvrages pris dans les rayonnages et ressortit en les abandonnant sur une table. « Pourquoi ai-je quitté Paris pour venir m’installer dans ce quartier français ? » râla Mathias en remettant les livres à leur place.