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Mathias la regarda franchir le portique. Derrière la baie vitrée, on voyait le plateau de télévision où se déroulait en direct l’édition du journal de treize heures. Il s’approcha un peu, le visage du présentateur lui était familier. Audrey se retourna pour lui faire les gros yeux, montrant du doigt le chemin de la sortie. Résigné, Mathias obtempéra et fit demi-tour.

Elle le rejoignit au bout de l’allée, il l’attendait sur un banc ; dans son dos, trois parties de tennis se jouaient sur un terrain de la Ville de Paris. Audrey prit les roses et s’assit à côté de lui.

– Elles sont très jolies, dit-elle en l’embrassant.

– Fais attention à toi, nous avons trois agents du SDEC derrière nous qui disputent une partie de tennis amateur avec trois potes à eux de la D.G.S.E.

– Je suis désolée pour tout à l’heure, mais tu n’as pas idée de ce que c’est là-

bas.

– Un plateau de télévision, par exemple ?

– Je ne veux pas mélanger ma vie privée à mon travail.

– Je comprends, bougonna Mathias en regardant les fleurs qu’Audrey avait posées sur ses genoux.

– Tu fais la tête ?

– Non, j’ai pris le train à l’aube ce matin et je ne sais pas si tu te rends compte à quel point je suis heureux de te voir.

– Je le suis tout autant, dit-elle en l’embrassant à nouveau.

– Je n’aime pas les histoires d’amour où on doit se planquer. Si j’éprouve des sentiments pour toi, je veux pouvoir le dire à tout le monde, je veux que les gens qui me côtoient partagent mon bonheur.

– Et c’est le cas ? demanda Audrey en souriant.

– Pas encore… mais ça viendra. Et puis je ne vois pas ce que cela a de drôle.

Pourquoi ris-tu ?

– Parce que tu as dit « histoire d’amour » et que ça, ça me fait vraiment plaisir.

– Donc, tu es quand même un petit peu heureuse de me voir ?

– Imbécile ! Allons-y, j’ai beau travailler pour une chaîne de télévision libre, comme tu le dis, je ne suis pas pour autant libre de mon temps.

Mathias prit Audrey par la main et l’entraîna vers la terrasse d’un café.

– On a laissé tes fleurs sur le banc ! dit Audrey en ralentissant le pas.

– Laisse-les là, elles sont moches, je les ai achetées sur le parvis de la tour.

J’aurais voulu t’offrir un vrai bouquet, mais je suis parti bien avant que Sophie ouvre.

Et comme Audrey ne disait plus rien, Mathias ajouta :

– Une amie, fleuriste sur Bute Street, tu vois que toi aussi tu es un peu jalouse !

– 138 –

*

Un client venait d’entrer dans le magasin, Sophie ajusta sa blouse.

– Bonjour, je suis venu pour la chambre, dit l’homme en lui serrant la main.

– Quelle chambre ? demanda Sophie, intriguée.

Il avait l’allure d’un explorateur, mais n’en était pas moins perdu. Il expliqua qu’il venait d’arriver ce matin d’Australie, et faisait escale à Londres avant de repartir demain pour la côte Est du Mexique. Il avait fait sa réservation sur Internet, il avait même payé un acompte, et il se trouvait bien à l’adresse qui figurait sur son bon de réservation, Sophie pouvait le constater par elle-même.

– J’ai des roses sauvages, des hélianthèmes, des pivoines, la saison vient d’ailleurs de commencer et elles sont superbes, mais je n’ai pas encore de chambres d’hôtes, répondit-elle en riant de bon cœur. Je crois que vous vous êtes fait escroquer.

Décontenance, l’homme posa sa valise à côté d’une housse qui protégeait une planche de surf, à en juger par sa forme.

– Connaîtriez-vous un endroit abordable où je puisse dormir ce soir ? demanda-t-il avec un accent qui trahissait ses origines australiennes.

– Il y a un très joli hôtel tout près d’ici. En remontant la rue, vous le trouverez de l’autre côté d’Old Brompton Road, c’est au numéro 16.

L’homme la remercia chaleureusement et reprit ses affaires.

– C’est vrai que vos pivoines sont magnifiques, dit-il en sortant.

*

Le patron de la menuiserie étudiait les plans. De toute façon, le projet de McKenzie aurait été difficile à réaliser dans les délais impartis. Les dessins d’Antoine simplifiaient considérablement le travail de l’atelier, les bois n’étaient pas encore débités et il n’y aurait donc pas de problème à remplacer la commande précédente.

L’accord fut scellé par une poignée de main. Antoine pouvait partir visiter l’Écosse en toute sérénité. Le samedi suivant son retour, un camion acheminerait les meubles vers le restaurant d’Yvonne. Les poseurs qui se trouveraient à bord se mettraient à la tâche et le dimanche soir, tout serait terminé. Il était temps d’aller parler des autres projets en cours, deux couverts les attendaient dans une auberge, située à peine à dix kilomètres de là.

Mathias regarda sa montre. Déjà quatorze heures !

– Si on restait un peu plus longtemps à cette terrasse ? dit-il, enjoué.

– J’ai une meilleure idée, répondit Audrey en l’entraînant par la main.

– 139 –

Elle habitait un petit studio perché dans une tour face au port de Javel. En prenant le métro, il leur faudrait à peine un quart d’heure pour s’y rendre. Pendant qu’elle appelait sa rédaction pour annoncer son retard, Mathias téléphonait pour changer l’horaire de retour de son train, le métro aérien filait sur ses rails. La rame s’immobilisa le long du quai de la station Bir-Hakeim. Ils descendirent en courant les grands escaliers métalliques et accélérèrent l’allure sur le quai de Grenelle. Lorsqu’ils furent arrivés sur l’esplanade qui bordait la tour, Mathias, hors d’haleine, se pencha en avant, mains aux genoux. Il se releva pour contempler l’édifice.

– Quel étage ? demanda-t-il d’une voix essoufflée.

L’ascenseur s’élevait vers le vingt-septième étage. La cabine etait opaque et Mathias ne prêtait d’attention qu’à Audrey. En entrant dans le studio, elle avança jusqu’à la baie vitrée qui surplombait la Seine. Elle tira le rideau pour le protéger de son vertige, et lui en inventa un tout autre en ôtant son caraco ; elle fit glisser son jean le long de ses jambes.

*

La terrasse ne désemplissait pas. Enya courait de table en table. Elle encaissa l’addition d’un surfeur australien et accepta volontiers de lui garder sa planche. Il n’avait qu’à la déposer contre un mur de l’office. Le restaurant était ouvert ce soir, il pourrait passer la récupérer jusqu’à vingt-deux heures. Elle lui indiqua le chemin à prendre et retourna aussitôt à son service.

*

John embrassa la main d’Yvonne.

– Combien de temps ? dit-il en lui caressant la joue.

– Je te l’ai dit, je serai centenaire.

– Et les médecins, qu’est-ce qu’ils ont dit, eux ?

– Les mêmes bêtises que d’habitude.

– Que tu devais te ménager, peut-être ?

– Oui, quelque chose comme ça, avec leur accent tu sais, pour les comprendre…

– Prends ta retraite et rejoins-moi dans le Kent.

– Alors là, si je t’écoutais, je raccourcirais vraiment ma durée de vie. Tu le sais bien, je ne peux pas délaisser mon restaurant.

– 140 –

– Tu l’as bien fait aujourd’hui…

– John, si mon bistrot devait fermer après ma mort, cela me tuerait une deuxième fois. Et puis tu m’aimes comme je suis, et c’est pour ça que je t’aime.

– Uniquement pour ça ? demanda John d’un air narquois.

– Non, pour tes grandes oreilles aussi. Allons dans le parc, nous allons rater ta finale.