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– Ils n’ont pas voulu vous la garder à l’hôtel ? demanda Sophie.

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– J’avais parlé d’une chambre à un prix abordable…, répondit Bob, gêné.

Pour poursuivre son périple, il fallait qu’il gère son budget au plus serré. Il ne pouvait dépenser pour le lit d’une nuit ce qui lui permettrait de vivre presque un mois en Amérique du Sud. Mais Sophie ne devait surtout pas s’en inquiéter. Le temps était clément, les parcs de Londres magnifiques et il adorait dormir à la belle étoile. Il avait l’habitude.

Sophie leur commanda deux cafés. Un explorateur australien qui partait pour le Mexique et qui ne rentrerait de voyage qu’au siècle prochain… Ne pas s’inquiéter qu’il passe la nuit dehors ?… C’était mal la connaître ! Elle se sentait soudain très coupable de l’avoir mal aiguillé ce matin ; c’était quand même un peu de sa faute à elle, si ce beau surfeur n’avait pu trouver de quoi se loger à un prix raisonnable…

Qu’est-ce qu’elle était mignonne cette fossette qu’il avait au menton… Pour me déculpabiliser et pour me déculpabiliser seulement… C’est fou comme elle se creuse quand il sourit… Qu’est-ce qu’il a de belles mains… S’il pouvait sourire encore une fois, rien qu’une petite fois… Il faut juste trouver du courage… Après tout, ça ne doit pas être si difficile que ça à dire…

– Vous ne connaissez pas la région et c’est normal, mais à Londres il peut pleuvoir à n’importe quel moment… surtout la nuit… et quand il pleut, il pleut vraiment très fort…

Sophie fit discrètement glisser l’addition sur ses genoux, la roula en boule et la jeta sous la table. Elle fit signe à Enya qu’elle viendrait la régler le lendemain.

*

Un peu plus tard, Bob Walley cédait le passage à Sophie en entrant dans son appartement, John Glover faisait de même avec Yvonne au seuil de la suite qu’il avait réservée au Carlton, et quand Mathias inséra sa clé dans la serrure de la maison, ce fut Antoine qui lui ouvrit la porte. Il venait de raccompagner Danièle à un taxi…

*

Les images défilaient en arrière à toute vitesse. Audrey appuya sur une touche du banc de montage pour interrompre le déroulement de la bande. Sur l’écran, elle reconnut l’ancienne usine électrique, avec ses quatre gigantesques cheminées. Sur le parvis, micro en main, elle souriait ; son visage était complètement flou, mais elle s’en souvenait très bien, elle souriait. Elle abandonna son pupitre et décida qu’il était temps de descendre se chercher un café bien chaud à la cafétéria. La nuit serait longue.

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*

Debout face à l’évier, Mathias essuyait la vaisselle. À côté de lui, Antoine, tablier autour de la taille et gants de caoutchouc aux mains, astiquait énergiquement une louche à grands coups d’éponge.

– Ça ne raye pas le bois du côté gratounette ? demanda Mathias.

Antoine l’ignora. De toute la soirée, il n’avait pas dit un mot. Après le dîner, Emily et Louis, ayant senti l’orage qui planait dans la maison, avaient préféré s’installer à l’écart pour réviser les cours de la journée ; avant de partir, Danièle leur avait laissé des devoirs à faire.

– Tu es psychorigide ! lança Mathias en reposant une assiette sur l’égouttoir.

Antoine appuya sur la pédale de la poubelle et y jeta la louche, puis l’éponge. Il se baissa pour en prendre une neuve dans un placard.

– D’accord, j’ai enfreint ta sacro-sainte règle ! poursuivit Mathias en levant les bras au ciel. J’ai eu besoin de m’absenter deux heures en fin de journée, à peine deux petites heures et je me suis permis de faire appel à une amie d’Yvonne pour garder les enfants, où est le drame ?… Et en plus ils l’adorent.

– Une baby-sitter ! rumina Antoine.

– Tu es en train de nettoyer un gobelet en plastique ! hurla Mathias.

Antoine défit son tablier et le jeta en boule sur le sol.

– Je te rappelle que nous avions dit…

– On avait dit qu’on allait s’amuser, pas qu’on allait concurrencer le stand de Monsieur Propre à la Foire de Paris.

– Tu ne respectes rien ! répondit Antoine. Nous nous étions fixé trois règles, trois toutes petites règles…

– Quatre ! répliqua Mathias du tac au tac, et je n’ai pas allumé un seul cigare dans la maison, alors s’il te plaît, hein ! Oh et puis tu me fatigues, moi aussi je vais me coucher. Ah, elles vont être belles les vacances !

– Ça n’a rien à voir avec les vacances.

Mathias monta l’escalier et s’arrêta sur la dernière marche.

– Ecoute moi bien Antoine, à partir de maintenant je change la règle. Nous agi-rons comme un couple normal ; si nous en avons besoin nous referons appel à une baby-sitter, conclut-il en entrant dans sa chambre.

Seul derrière son comptoir, Antoine ôta ses gants et regarda les enfants assis par terre en tailleur. Emily tenait une paire de ciseaux, Louis s’empara du bâton de colle. Minutieusement, ils appliquèrent les photos découpées et comparèrent leurs collages dans leurs cahiers.

– Qu’est-ce que vous faites exactement ? demanda Antoine.

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– Un exposé sur la vie de famille ! répondirent Emily et Louis en cachant leur travail.

Antoine eut un moment d’hésitation.

– Il est temps d’aller se coucher, demain réveil à l’aube pour partir en Écosse.

Allez, tout le monde au lit.

Emily et Louis ne se firent pas prier, ils rangèrent leurs affaires. Après avoir bordé son fils, Antoine éteignit la lumière et attendit quelques instants dans la pé-

nombre.

– Votre exposé sur la vie de famille… vous me le ferez quand même lire avant de le donner à votre maîtresse.

En entrant dans la salle de bains, il tomba nez à nez avec Mathias, déjà en pyjama, qui se brossait les dents.

– Et, en plus, je te ferai remarquer que c’est moi qui l’ai payée la baby-sitter !

ajouta-t-il en reposant le verre sur la tablette.

Mathias salua Antoine et sortit de la pièce. Cinq secondes plus tard, Antoine rouvrait la porte pour crier dans le couloir :

– La prochaine fois paie-toi plutôt des cours de français, parce que ton petit mot ce matin était truffé de fautes d’orthographe !

Mais Mathias était déjà dans sa chambre.

*

Les derniers clients étaient partis. Enya referma la porte et éteignit le néon de la devanture. Elle nettoya la salle, s’assura que les chaises étaient dans l’alignement des tables et retourna vers l’office. Elle vérifia une dernière fois que tout était bien en ordre, et repassa derrière le comptoir pour vider la caisse comme Yvonne le lui avait demandé. Les additions recomptées, elle sépara les pourboires de la recette et rangea les billets dans une enveloppe. Elle la cacherait sous son matelas pour la remettre à Yvonne quand elle rentrerait. Elle voulut repousser le tiroir-caisse, mais il était bloqué ; elle glissa la main et sentit quelque chose qui gênait au fond. C’était un très vieux portefeuille, au cuir patiné. Piquée par la curiosité, Enya l’ouvrit. Elle y trouva une feuille de papier jaunie qu’elle déplia.

7 août 1943,

Ma fille, mon tendre amour,

C’est la dernière lettre que je t’écris. Dans une heure ils vont me fusiller. Je partirai la tête haute, fier de n’avoir pas parlé. Ne t’inquiète pas de ce grand malheur qui nous touche, je ne vais mourir qu’une fois, mais les salauds qui vont tirer mourront autant de fois que l’histoire les nommera. Moi je te laisse en héritage un nom dont tu seras fière.