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– Tiens, dit Antoine en lui tendant un tournevis. Il t’en faut un plus grand.

Et pendant qu’Antoine tenait la plaque, Mathias vissait de toutes ses forces, faisant mordre les vis dans le bois.

– Mon grand-père avait une librairie à Smyrne. Le jour où la ville a brûlé, cette plaque est la seule chose qu’il a pu emporter avec lui. Quand j’étais petit garçon, il la sortait de temps en temps d’un tiroir de son buffet, la posait sur la table de la salle à manger et il me racontait comment il avait rencontré ma grand-mère, comment il était tombé amoureux d’elle, comment, en dépit de la guerre, ils n’avaient jamais cessé de s’aimer. Je n’ai jamais connu ma grand-mère, elle n’est pas revenue des camps.

La plaque posée, les deux amis s’assirent sur le parapet de la librairie. Sous la lumière pâle d’un réverbère de Bute Street, chacun écoutait le silence de l’autre.

– 24 –

III

Le rez-de-chaussée de la maison était baigné de soleil, Antoine prit le lait dans le réfrigérateur et noya les céréales de Louis.

– Pas trop, papa, sinon c’est tout mou, dit Louis en repoussant le bras de son père.

– Ce n’est pas une raison pour verser le reste sur la table ! reprit Antoine en attrapant l’éponge sur le rebord de l’évier.

On tambourina à la porte, Antoine traversa le salon. La porte à peine entrouverte, Mathias, en pyjama, entra d’un pas déterminé.

– Tu as du café ?

– Bonjour !

– Bonjour, répondit Mathias en s’asseyant à côté de Louis.

Le petit garçon plongea la tête dans son bol.

– Bien dormi ? demanda Antoine.

– Mon côté gauche a bien dormi, le droit n’avait pas assez de place.

Mathias prit un toast dans la corbeille à pain et le tartina généreusement de beurre et de confiture.

– Qu’est-ce qui t’amène de si bon matin ? demanda Antoine en déposant la tasse de café devant son ami.

– C’est au Royaume-Uni ou au royaume de Gulliver que tu m’as fait immigrer ?

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Il y a qu’un rayon de soleil est entré dans ma cuisine et qu’on ne tenait pas à deux dans la pièce, alors je suis venu prendre mon petit déjeuner chez toi ! Tu as du miel ?

– Devant toi !

– En fait, je crois que j’ai compris, reprit Mathias en mordant dans sa tartine.

Ici les kilomètres deviennent des miles, les degrés Celsius des Fahrenheit et « petit »

est converti en « minuscule ».

– Je suis allé prendre le thé deux, trois fois chez mon voisin, j’ai trouvé l’endroit plutôt cosy !

– Eh bien, ce n’est pas cosy, c’est minuscule !

Louis se leva de table et monta chercher son cartable dans sa chambre. Il redescendit quelques instants plus tard.

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– Je vais déposer mon fils à l’école si tu n’y vois pas d’inconvénient. Tu ne vas pas à la librairie ?

– J’attends le camion de déménagement.

– Tu as besoin d’aide ?

– Oh non, ça va prendre deux secondes, le temps de décharger deux chaises et un pouf, et mon cabanon sera plein à craquer !

– Comme tu veux ! répondit Antoine d’un ton sec. Claque la porte en partant.

Mathias rattrapa Antoine qui avait rejoint Louis sur le perron.

– Tu as des serviettes propres quelque part ? Je vais prendre ma douche ici, dans la mienne il faut lever la jambe pour tenir.

– Tu m’emmerdes ! répondit Antoine en quittant la maison.

Louis prit place sur le siège passager de l’Austin Healey et boucla tout seul sa ceinture de sécurité.

– Il m’emmerde vraiment, grommela Antoine en remontant la rue en marche arrière.

Un camion de la Delahaye Moving manœuvrait pour se garer devant chez lui.

*

Dix minutes plus tard, Mathias appela Antoine à la rescousse. Il avait bien claqué la porte, comme il le lui avait demandé, mais ses clés étaient restées sur la table de la salle à manger. Les déménageurs attendaient devant chez lui et il était en pyjama au milieu de la rue. Antoine venait de déposer Louis à l’école, il rebroussa chemin.

Le responsable de la compagnie Delahaye Moving avait réussi à convaincre Mathias de laisser travailler son équipe en paix ; à gesticuler ainsi au milieu des dé-

ménageurs, il ne faisait que les retarder. Il promit que, quand il rentrerait ce soir, tout serait installé.

Antoine attendit que Mathias ait pris sa douche ; lorsqu’il fut fin prêt, ils repartirent ensemble dans le vieux cabriolet décapoté.

– Je te dépose et je file, je suis déjà assez en retard comme ça, dit Antoine en quittant Clareville Grove.

– Tu vas à ton bureau ? demanda Mathias.

– Non, je dois passer sur un chantier.

– Pas besoin de faire un détour par la librairie, ça sent encore bien trop la peinture là-bas. Je t’accompagne.

– Je t’emmène, mais tu te tiens à carreau !

– Pourquoi dis-tu ça ?

L’Austin Healey s’élança sur Old Brompton.

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– Doucement ! s’exclama Mathias.

Antoine le regarda, agacé.

– Ralentis ! insista Mathias.

Antoine profita d’un feu rouge pour récupérer sa serviette posée aux pieds de Mathias.

– Tu peux arrêter de freiner à ma place ! dit-il en se redressant.

– Pourquoi tu m’as posé ça sur les genoux ? demanda Mathias.

– Ouvre et regarde ce qu’il y a dedans.

Mathias en sortit un document, l’air interrogatif.

– Déplie-le !

Dès que la voiture redémarra, le plan d’architecture se plaqua sur le visage de Mathias qui tenta en vain de s’en dépêtrer tout au long du trajet. Un peu plus tard, Antoine se rangeait le long du trottoir, devant un porche en pierre de taille. Une grille en fer forgé ouvrait sur une impasse. Il récupéra son plan et sortit de l’Austin.

De chaque côté des pavés de guingois, des mews, anciennes écuries, étaient réhabilitées en petits cottages. Les façades colorées croulaient sous les rosiers grimpants. Les toitures ondulées étaient parfois en tuiles de bois, parfois en ardoise. Au fond de la ruelle, une bâtisse, plus grande que toutes les autres, régnait sur les lieux.

Une grande porte en chêne se dressait au haut de quelques marches. Antoine incita son ami, qui traînait le pas, à le rejoindre.

– Il n’y a pas de rats j’espère ? demanda Mathias en se rapprochant.

– Entre !

Mathias découvrit un immense espace, éclairé par de grandes fenêtres, où travaillaient quelques ouvriers. Au centre, un escalier conduisait à l’étage. Un grand type à l’allure déglinguée s’approcha d’Antoine, un plan à la main.

– Tout le monde vous attendait !

Écossais par son père, normand par sa mère, McKenzie, la trentaine passée, parlait un français teinté d’un accent qui ne laissait aucun doute sur la mixité de ses origines. Il montra la mezzanine et interrogea Antoine.

– Vous avez pris une décision ?

– Pas encore, répondit Antoine.

– Je n’aurai jamais les sanitaires à temps. Il faut que je passe ma commande ce soir au plus tard.

Mathias s’approcha d’eux.

– Excusez-moi, dit-il, agacé. Tu m’as fait traverser Londres pour que je t’aide à régler un problème de chiottes ?

– Tu permets une seconde ! répondit Antoine avant de se tourner vers son chef de projet. Ils m’emmerdent, vos fournisseurs, McKenzie !

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– Moi aussi ils m’emmerdent vos fournisseurs, répéta Mathias en bâillant.