Antoine fustigea son ami du regard, Mathias éclata de rire.
– Bon, je prends ta voiture, et toi tu demandes à ton chef d’agence de te raccompagner. C’est possible, McKenzie ?
Antoine retint Mathias par le bras et le tira vers lui.
– J’ai besoin de ton avis, deux ou quatre ?
– Chiottes ?
– C’est une ancienne grange à carrioles que l’agence a rachetée l’an dernier.
J’hésite à la diviser en deux ou quatre appartements.
Mathias regarda tout autour de lui, il leva la tête vers la mezzanine, refit un tour sur lui-même et posa ses mains sur ses hanches.
– Un seul !
– Bon d’accord, prends la voiture !
– Tu me demandes, je te réponds !
Antoine l’abandonna et rejoignit les maçons, affairés au démontage d’une ancienne cheminée. Mathias continuait d’observer les lieux, il grimpa à l’étage, s’approcha d’un plan accroché au mur, retourna vers la balustrade de la mezzanine, ouvrit les bras en grand et s’exclama d’une voix tonitruante :
– Un seul appartement, deux chiottes, le bonheur pour tout le monde !
Stupéfaits, les ouvriers levèrent la tête, tandis qu’Antoine, désespéré, prenait la sienne entre ses mains.
– Mathias, je travaille ! cria Antoine.
– Mais moi aussi je travaille !
Antoine monta les marches quatre à quatre, pour rejoindre Mathias à l’étage.
– À quoi tu joues ?
– J’ai une idée ! En bas, tu nous aménages une grande pièce et ici, on divise l’étage en deux parties… à la verticale, ajouta Mathias en traçant une séparation imaginaire avec les mains.
– À la verticale ? reprit Antoine, exaspéré.
– Combien de fois depuis qu’on est mômes avons-nous parlé de partager le même toit, tu es célibataire, moi aussi, c’est une occasion rêvée.
Mathias étendit les bras en croix et répéta « division verticale ».
– On n’est plus des mômes ! Et si l’un de nous deux rentrait à la maison avec une femme, on la diviserait comment ? chuchota Antoine en riant.
– Eh bien, si l’un de nous deux rentrait avec une femme, il rentrerait… à l’extérieur !
– Tu veux dire, pas de femme à la maison ?
– Voilà ! dit Mathias en écartant encore un peu plus les bras. Regarde ! ajouta-t-il en agitant le plan. Même moi, qui ne suis pas architecte, je peux imaginer l’endroit de rêve que ce serait.
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– Eh bien, rêve, moi j’ai à faire ! répondit Antoine en lui arrachant le plan des mains.
En redescendant, Antoine se retourna vers Mathias, l’air désolé.
– Digère ton divorce une bonne fois pour toutes et laisse-moi travailler en paix !
Mathias se précipita à la balustrade pour interpeller Antoine qui venait de rejoindre McKenzie.
– Tu t’es déjà entendu en couple comme nous nous entendons depuis quinze ans ? Et nos enfants ne sont pas heureux quand on part en vacances ensemble ? Tu sais très bien que ça marcherait entre nous ! argumenta Mathias.
Médusés, les ouvriers avaient cessé tout ouvrage depuis le début de la conversation. L’un balayait, l’autre se plongeait dans la lecture d’une notice technique, un troisième nettoyait ses outils.
Furieux, Antoine abandonna son chef d’agence et ressortit dans l’impasse. Mathias dévala l’escalier, rassura McKenzie d’un clin d’œil amical, et rejoignit son ami à sa voiture.
– Je ne vois pas pourquoi tu t’énerves comme ça ? Je trouve que c’est une belle idée. Et puis c’est facile pour toi, tu ne viens pas d’emménager dans un placard.
– Monte ou je te laisse ici, répondit Antoine en ouvrant la portière.
McKenzie les poursuivait en faisant de grands signes. Hors d’haleine, il demanda s’il pouvait rentrer avec eux, un travail fou l’attendait à l’agence. Mathias sortit de la voiture pour le laisser monter. Malgré sa grande taille, McKenzie se tassa du mieux qu’il le pouvait sur le semblant de banquette à l’arrière du cabriolet et l’Austin Healey s’élança dans les rues de Londres.
Depuis qu’ils avaient quitté l’impasse, Antoine n’avait pas dit un mot. L’Austin se rangea dans Bute Street, devant la Librairie française. Mathias inclina le fauteuil pour libérer McKenzie, mais ce dernier, perdu dans ses pensées, ne bougeait pas.
– Cela dit, murmura McKenzie, si vous vous mettez en couple, ça m’arrange pour ma commande.
– À ce soir chéri ! lança Mathias en s’éloignant, hilare.
Antoine le rattrapa aussitôt.
– Tu vas arrêter tout de suite avec ça. Nous sommes voisins, c’est déjà énorme, non ?
– On va vivre chacun chez soi, ça n’a rien à voir ! répondit Mathias.
– Qu’est-ce qui te prend ? demanda Antoine, préoccupé.
– Le problème ce n’est pas d’être célibataire, c’est de vivre seul.
– C’est un peu le principe du célibat. Et puis nous ne sommes pas seuls, nous vivons avec nos enfants.
– Seuls !
– Tu vas le répéter à chaque phrase ?
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– J’ai envie d’une maison avec des enfants qui rient, je veux de la vie quand je rentre chez moi, je ne veux plus de dimanches sinistres, je veux des week-ends avec des enfants qui rient.
– Tu l’as dit deux fois !
– Et alors, ça te pose un problème s’ils rient deux fois de suite ?
– Tu as touché le fond de la solitude à ce point-là ? demanda Antoine.
– Va donc travailler, McKenzie est en train de s’endormir dans ta voiture, dit Mathias en entrant dans sa librairie.
Antoine le suivit à l’intérieur et lui barra la route.
– Et qu’est-ce que j’y gagnerais, moi, si nous vivions sous le même toit ?
Mathias se baissa pour récupérer le courrier que le facteur avait glissé sous la porte.
– Je ne sais pas, tu pourrais enfin m’apprendre à faire la cuisine.
– C’est bien ce que je disais, tu ne changeras jamais ! dit Antoine en repartant.
– On prend une baby-sitter, et qu’est-ce qu’on risque à part se marrer ?
– Je suis contre les baby-sitters ! grommela Antoine en s’éloignant vers sa voiture. J’ai déjà perdu sa mère, il n’est pas question qu’un jour mon fils me quitte parce que je ne me serais pas occupé de lui.
Il s’installa derrière son volant et fit démarrer le moteur. À côté de lui, McKenzie ronflait, le nez plongé dans une feuille de service. Les bras croisés, sur le pas de sa porte, Mathias rappela Antoine.
– Ton bureau est juste en face !
Antoine bouscula McKenzie et ouvrit sa portière.
– Qu’est-ce que vous faites encore là, vous ? Je croyais que vous aviez un travail de dingue !
Depuis son magasin, Sophie contemplait la scène. Elle hocha la tête et retourna dans son arrière-boutique.
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IV
Mathias se réjouissait de la fréquentation de la journée. Si, en entrant, les clients s’étonnaient de ne pas voir Mr Glover, tous l’avaient accueilli chaleureusement. Les ventes du jour l’avaient même surpris. Dînant tôt au comptoir d’Yvonne, Mathias entrevoyait désormais la possibilité d’être à la tête d’une jolie petite affaire et qui lui permettrait peut-être un jour d’offrir à sa fille les études à Oxford dont il rêvait pour elle. Il rentra chez lui à pied à la tombée du jour. Frédéric Delahaye lui remit ses clés et le camion disparut au bout de la rue.
Il avait tenu parole. Les déménageurs avaient installé le canapé et la table basse au rez-de-chaussée, les literies et les tables de nuit dans les deux petites chambres en haut. Les penderies étaient rangées, la vaisselle avait trouvé sa place dans la kitchenette aménagée sous l’escalier. Il avait fallu bien du talent, l’endroit n’était vraiment pas grand et chaque centimètre carré était désormais occupé.