Cette dernière pensée me contriste un brin. Y a pas, c’est gagné pour la chose de la discrétion. Et moi qui voulais me rencarder en loucedé sur le « Champignon »… C’est pour le coup que toute la boîte doit être en émoi. Si Schwartz croisait dans le secteur, il est affranchi maintenant.
Le naturel flicard reprend le pas sur mes nausées.
Je me débats afin de me remettre sur pattes. Nous autres, matuches, nous avons le boulot chevillé à l’âme. Lorsque vous tranchez le goulot d’un canard, il court encore en balançant son moignon sanglant ; eh bien ! pour les agents secrets, c’est presque du kif qui se produit ! Mortibus, il lui reste des réflexes, et ces réflexes manœuvrent encore pour le turbin.
— Ne vous agitez pas, fait une voix de gerce.
Je pense, dans mon état comateux, qu’il serait mieux, en effet, qu’on me fasse un tubage ou une piquouse, ou je ne sais pas quoi, à l’hosto du coin, pour me rebecqueter.
Je me tiens peinard.
On me rentre avec des ahanements de bûcheron dans une bagnole. Quelqu’un s’installe à mes côtés, ça doit être la femme qui vient de parler, car ça renifle le parfum. Des mecs prennent place devant. Tout ça, je le devine à des heurts familiers.
Je pousse un soupir qui attendrirait une bordure de trottoir, et j’ouvre un store. C’est moins trouble que tout à l’heure. Les formes sont plus précises. Je distingue très bien leurs contours, leurs couleurs…
Ainsi, je peux parfaitement vérifier qu’effectivement c’est bien une femme qui se trouve près de moi.
Je peux même constater qu’il s’agit de miss Héléna, et qu’elle a sa tête solidement arrimée sur ses jolies épaules.
CHAPITRE XII
LE CERCLE DE MES RELATIONS S’AGRANDIT
Elle me regarde d’un air pensif où, en cherchant bien, on découvrirait comme de l’admiration.
Elle est plus sensationnelle encore que sur ses photos ; plus sensationnelle que son sosie…
— Salut, miss Héléna, fais-je avec effort.
Elle me sourit gentiment. Ses yeux sont pareils à des pierres précieuses, sans charre, c’est pas que je veuille donner dans la littérature pour demoiselle vertueuse, mais c’est exactement la comparaison qui s’impose. Des châsses pareils, je les ferais mettre dans une vitrine du Louvre, si je pouvais, et je vous jure que les diams de la Couronne ressembleraient à des joyaux de pochettes surprises.
Un des mecs assis devant se retourne et fait :
— Tiens, il récupère…
Cette voix, c’est celle de Schwartz.
Comme je ne déteste pas épater les pieds nickelés de son genre, je me secoue.
— Et comment que je récupère, mon bon Schwartz…
Épaté, il l’est vachement, le frangin.
Il siffle un brin entre ses croques et murmure :
— Eh bien ! vous avez l’air à la page, vous !
La vanité est un puissant levier. Je me sens ragaillardi.
Péniblement, je me redresse et m’adosse à la banquette.
— Pas mal manœuvré, dis-je. Je suppose que vous m’avez observé pendant mon séjour dans votre honorable établissement ? Vous avez vu que je parlais à la souris du vestiaire. Vous l’avez questionnée ; elle vous a avoué que j’allais l’attendre dans sa carrée, et vous avez organise une gentille fuite de gaz ? C’est cela, hein ?
— Exactement, admet-il.
Il sourit.
— Mais vous avez réalisé a temps ce qui se passait, reprend-il, et vous avez vidé votre revolver dans la fenêtre.
— En somme, demandé-je, où en sommes-nous ?
— Pour vous, au dernier chapitre…
— Évidemment, fais-je.
Sans doute est-ce à cause de mon état comateux, mais je n’ai pas encore pensé au sort qui m’attend. Je ne me suis pas encore dit que lorsqu’on abat ses cartes avec des partenaires de la trempe de ceux-ci, c’est que la partie est achevée… Eh ben ! elle l’est, achevée, la partouze !.. Pour le fils de ma mère, s’entend… Y a des chances pour que je sois froid comme un nez de chien au moment où le soleil se lèvera.
Nous roulons à bonne allure. Personne ne jacte. En attendant, j’achève de retrouver mon équilibre physique.
Vous vous dites que ça ne vaut pas le coup, dans ma situation ? Alors, c’est que vous avez une mentalité d’encéphale-ferrugineux-antidérapant, comme dirait votre psychiatre habituel. Mon grand principe, c’est de ne vivre que le présent, sans m’inquiéter de l’avenir, même de l’avenir le plus immédiat. Je suis dans le genre du type qui était cerné par l’incendie au denier étage d’un immeuble, et qui, en attendant que les flammes arrivent à son grimpant, consultait le programme des spectacles.
Vous pigez ?
— J’ai avalé tellement de votre saloperie de gaz que vous auriez pu gonfler tous les ballons rouges distribués par les Galeries Lafayette un jour de vente-réclame, dis-je ; vous n’auriez pas un petit coup de raide ?
Héléna tâte la poche à soufflet située de son coté, et en extrait un flacon plat. Elle dévisse le bouchon et me tend la bouteille. Je renifle : si ça n’est pas le plus chouette cognac du monde, moi je suis le fils ainé d’un cheval de bois et d’une pompe à bicyclette.
J’ajuste le goulot à mes lèvres, et je lève le coude jusqu’à ce que le contenu du flacon soit passé à l’intérieur de mon coffrage. C’est ce qu’on appelle, dans les manuels de sciences première année, le principe des vases communicants.
Héléna et Schwartz me regardent, ébahis.
— Quelle descente ! s’exclame Schwartz…
— Oui, conviens-je, littéralement dopé, faut dire que j’ai été avaleur de sabres dans une vie antérieure…
Il sourit. Je le regarde attentivement. Il n’est pas tellement antipathique, ce zèbre. C’est un homme qui doit approcher de la quarantaine avec prudence. Il est brun, avec des lotos bleus et une peau très blanche.
Quelque chose de cordial flotte sur son visage.
Puis je bigle la miss Héléna, et je prends une nouvelle secousse dans le système glandulaire.
— Mouise ! je m’écrie, qu’est-ce qui vous prend d’être aussi jolie, Héléna ?
J’ajoute, pour ma trogne :
— Faut vraiment avoir du cirage noir dans les châsses pour avoir pu confondre l’autre fille avec vous.
Schwartz semble surpris.
— Dites donc, commissaire, fait-il, vous m’avez l’air bigrement fortiche…
— J’avoue, dis-je avec assez peu de modestie, que je n’ai pas une pierre ponce à la place de la matière grise.
— Qu’est-ce qui vous a amené à comprendre que…
— Qu’il y avait deux Héléna ?
Sa question me fait réfléchir. C’est vrai, ça : qu’est-ce qui m’a fait piger ce truc ?
Franchement, je crois que c’est une foule de petits détails accumulés… D’abord, j’ai tiqué en constatant que les deux, anges gardiens attachés à la personne d’Héléna attendaient devant la porte, alors que la môme ne se trouvait pas dans la maison…
Ces mecs de nos services ne sont peut-être pas tous des aigles, mais ils ont une chose pour eux : ils sont consciencieux. S’ils avaient perdu la môme, ils seraient revenus la source, bien sûr, c’est-à-dire au lieu où elle créchait, mais ils auraient averti le patron. Or, ils ne l’ont pas fait, et ils ne l’ont pas fait parce que leur filature n’a pas été rompue. En un mot, ils attendaient devant chez Stevens, tout simplement parce que la souris s’y trouvait. Donc, si elle s’y trouvait, comme elle n’a pas le don d’ubiquité, c’est une autre Héléna qui est rentrée avec le prof.