— Alors, amour ? je lui fais… Que dites-vous de ce valeureux San-Antonio ? N’est-ce pas l’homme qui remplace le beurre, la margarine, le saindoux et l’uranium ?
Elle pose la main sur la poignée de la portière.
— Bas les pattes, fillette !
Comme elle n’obéit pas assez vite à mon gré, je lui mets une tarte sur le minois, histoire de lui montrer qu’à partir de tout de suite il y a quelque chose de changé en France. Les larmes lui viennent aux yeux.
— Ça te défrise, hein, ma belle ? je lui demande…
Ses bigarreaux lancent des éclairs. Et pas des éclairs au chocolat, je vous le garantis.
— Brute ! grince-t-elle.
— Héléna, murmuré-je, fais pas ta sucrée, ou alors je te file une danse si soignée que tes arrière-arrière-petits-enfants auront encore mal au postère, tu saisis ?
Elle ne répond pas.
Moi, je fais le point de la situation : la bande commence à en avoir un vieux coup dans l’aile. Seulement, il y reste tout de même trois membres, qui, à ma connaissance, sont encore libres : d’abord le père Stevens, ensuite Maubourg, enfin l’homme aux yeux d’aveugle.
Je ne me décide pas à repartir. Voyez-vous, bande d’amoindris, je n’aime pas, mais pas du tout, laisser du boulot à la traîne. Ça me tracasse de sentir le père la Torpille dans sa petite cabane en bois, tout seul avec ses deux pieds-nickelés plus ou moins out…
Oui, ça me turlupine et, pour la première fois depuis qu’ils m’ont amené dans le secteur, je me pose la question suivante :
— Qu’est-ce que ces endoffés sont venus branler dans cette cambrousse désolée ?
Un rendez-vous isolé ?
À moins que cette baraque n’ait été un relais pour radio clandestine ? Dans ce cas, ils ne seraient pas venus tous au grand complet…
Je suis dans l’expectative… Brusquement, j’entends un bruit, un bruit que j’identifie et qui m’ouvre l’entendement à deux battants.
Ce que j’ai été naveton de ne pas songer plus tôt à ça…
CHAPITRE XV
DIX LITRES D’ESSENCE
Ce bruit, c’est le ronron d’un avion. À notre époque, un avion passe à peu près inaperçu ; seulement, celui qui survole la contrée attire l’attention ; la mienne tout au moins, car il vole relativement bas et tourne en rond comme s’il cherchait un coin où se poser.
Je regarde Héléna. Un léger sourire flotte sur ses lèvres.
Ce sourire, il y a trop longtemps (au moins cinq minutes) que j’en ai envie pour me le refuser davantage.
Je m’incline et, avant qu’elle ait pigé mes intentions, je lui roule le plus bath patin qu’un homme peut exécuter sans avoir besoin de ballon d’oxygène. Elle est peut-être sectaire, comme dirait Breffort, mais elle doit se dire qu’une occase de se faire brouter le museau ne se refuse pas, car loin de se débattre, elle paraît prendre à l’opération un plaisir extrême. Elle me mord les dents, les lèvres, la langue… Sa menteuse possède une rare agilité.
Je me recule enfin.
— Merci, dis-je. C’est très agréable comme sensation ; je crois que je vais demander au père Noël de mettre une fille de votre gabarit dans mes petits souliers.
Elle ne répond pas. Ce qu’elle pense ? Y a pas besoin de lui faire une piquouse au sérum de vérité pour le savoir. Héléna est en train de se dire que le crack des services secrets français a de drôles de manières. Quant à mézigue, je suis en train d’écouter le ronron de l’avion occupé à chercher son terrain. Probable que le vieux Stevens est en train de faire des signaux avec une torche électrique. La petite cabane en planches est une sorte d’aérogare. Et cette lande plate où j’ai failli avaler mon bulletin de naissance, c’est un terrain clandestin.
Dans un instant, le professeur et ses plans seront dans le grand ciel du bon Dieu, volant à tire d’ailes vers une destination inconnue. En somme, j’aurai tout de même été blousé.
Il y a des mots qui me cravachent la vanité.
Brutalement, je remets ma bagnole en route. Je fais une manœuvre impeccable en marche arrière et, vrroum ! Je fonce en direction de la cabane. L’auto tangue comme un barlu sur la mer démontée. C’est vraiment coton de piloter un trépied, moi je vous le dis !
Héléna tourne vers moi son beau visage. La surprise y est étalée comme une nappe sur une table.
— Ça te la coupe, Héléna ? lui demandé-je.
— Que faites-vous ?
— Un numéro de classe internationale, comme d’habitude…
Je débouche à l’extrémité de la lande. L’avion tourne toujours. Au milieu de l’immense champ, un faisceau lumineux balaie la nuit. Ainsi que je le supposais, Stevens indique au pilote comment il doit prendre son terrain. Je coupe les gaz. Héléna se met à hurler de toutes ses forces pour alerter le professeur. Les garces sont les mêmes sous toutes les latitudes : elles n’ont pas plus de jugeote qu’une pince à sucre… Comment la douce Héléna peut-elle espérer se faire entendre à cette distance par un vieillard au-dessus duquel évolue un avion !
— Te fatigue pas, cocotte : tu vas te faire péter les cordes vocales et il faudra te mener chez l’accordeur…
Elle pige. Ça la met en rogne de comprendre que j’ai vertigineusement raison.
Moi, je me dis que je vais être obligé de la neutraliser si je veux avoir ma liberté d’action pleine et entière. Comment ? Je n’ai pas le plus petit morceau de ficelle à ma disposition… Si c’était un homme, j’irais carrément de ma grande scène du soporifique. Je lui ferais une anesthésie totale avec mes pognes. Mais je ne puis me résoudre à tabasser une souris aussi bath.
Je descends de l’auto et j’oblige Héléna à prendre ma place au volant. Elle obéit sans comprendre. Je la force alors à passer ses bras à l’intérieur du volant. Lorsque c’est fait, j’ôte ma ceinture et je lui lie solidement les paluches.
— Voilà, lui dis-je. Tiens-toi tranquille, j’espère ne pas en avoir pour trop longtemps.
Ce qu’il me faut, maintenant, c’est une arme, ne serait-ce qu’un tire-bouchon ordinaire.
Je passe les doigts dans les poches à soufflets de l’auto, je n’en extirpe que des bougies de rechange et des cartes routières. On n’a jamais soutenu un siège avec d’aussi chétifs éléments.
Je vais alors bigler dans la malle arrière. Elle ne contient que des démonte-pneus et un jerrican d’essence. C’est peu, mais c’est mieux que rien. J’attrape un démonte-pneu et le bidon.
La nuit est aussi noire qu’un congrès d’ecclésiastiques nègres. La lune s’est barrée derrière des nuages. Elle a eu raison de me donner un coup de main. En général, nous nous entendons fort bien, elle et moi. Cassé en deux, je me dirige vers Stevens. Il a cessé de jouer au gardien de phare car l’avion est en train de se poser à trois cents mètres de là. Je ne distingue pas le vieux. Ce qui serait tartignole, c’est si je me cassais le nez dessus dans l’obscurité. Je n’oublie pas qu’il a un revolver dans les pattes, et certainement il ne l’oublierait pas non plus, le moment venu.
Tout à coup, je l’aperçois, grâce à la clarté qui fuse de l’avion. Il court à perdre haleine, en tenant un petit paquet serré contre lui. Je m’élance. Il ne faut pas qu’il grimpe dans cet appareil, sans quoi les plans sont foutus pour la France.
La porte de la carlingue s’ouvre. Un rectangle de lumière jaune s’abat dans le champ. Je distingue une gigantesque silhouette en ombre chinoise. Un type crie quelque chose. Stevens répond par une espèce de glapissement. Je le comprends. Il doit avoir hâte de changer d’air, car le pays est devenu malsain depuis quelques heures.
Moi, je fonce itou, toujours muni de mon bidon d’essence et de mon démonte-pneu. Sans ce lest, j’aurais déjà rattrapé Stevens. Je ne songe pas à étouffer le bruit de ma course, c’est parfaitement inutile car les deux moteurs de l’avion vrombissent toujours. Le savant débouche dans l’immense rectangle de lumière. Il a perdu son chapeau et ses cheveux blancs sont en broussaille. Cinq mètres me séparent de lui. Puis quatre, puis trois… Le grand mec qui se tient dans l’encadrement de la porte m’aperçoit. Seulement il ne sait si je suis un ennemi ou un complice de Stevens. Il attend des explications. Je vais lui en fournir. J’atteins l’appareil presque en même temps que le professeur. C’est alors seulement que Stevens découvre ma présence. Il est tellement stupéfait qu’il ne bronche pas.