— Mais…
Je l’écarte et pénètre dans le burlingue. Un large tapis en occupe le centre, mais le parquet ciré déborde tout autour. Je constate que des marques de chaussures laissées par les godasses humides du domestique sont visibles. Elles vont du coffre à la porte d’entrée ; comme si le valet de chambre était sorti de la caisse d’acier au lieu de s’y diriger. À moins qu’il n’y soit allé à reculons, ce phénomène est inexplicable.
J’examine le coffre. Pas le coffre lui-même, mais ses contours. Je m’aperçois qu’il n’est point scellé dans le mur ; mais encastré dedans.
Je me retourne vers le petit groupe que forment mon collègue et les deux domestiques.
— Ce coffre masque une issue, dis-je. J’aimerais connaître la combinaison permettant de dégager l’ouverture.
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, affirme le valet de chambre.
Je le regarde.
— Tout à l’heure, fais-je, j’ai assisté â un accident. « Un petit garçon qui allait à l’école a été écrasé par un chauffard. » C’est à la suite de cet accident que je suis venu ici. Question de nez. Pas de mon nez à moi, mais du vôtre…
L’autre me regarde longuement.
— Vous avez un nez trop long, ajouté-je ; ça se remarque.
— Je ne comprends pas…
— Le gamin que vous avez chargé de porter un certain petit paquet destiné au fameux San-Antonio, puis que vous avez écrasé, n’est pas mort. Il a donné votre signalement…
Mon mensonge prend. L’homme se mord les lèvres. Son attitude peut être considérée comme un acquiescement. Toute ma fureur rentrée explose. Au moment où il s’y attend le moins, je lui place un parpaing de deux tonnes au milieu du front. C’est un coin de l’individu qui est résistant ; mais lorsqu’on administre la dose voulue, ça fait de l’effet. Et la dose, je l’ai mise.
Long-pif choit en arrière ; heureusement — ou malheureusement pour lui — Bouboule le soutient. D’un regard il me demande s’il peut y aller. D’un autre regard je lui fais signe que oui. Alors Grosse Gonfle pousse sa chique dans un coin de sa bouche, et commence la « Valse de l’Empereur ! »
CHAPITRE XIX
L’ENFER CHEZ SOI
En moins de deux, le valeton ressemble à un chaudron de cuivre qui aurait descendu l’escalier d’honneur de Buckingham Palace. Bouboule s’y entend comme pas un pour rectifier la physionomie de ses contemporains.
Il commence par lui offrir des yeux au cirage ; ensuite il transforme ses oreilles en morceaux de chou-fleur. Puis, après avoir constaté que ses travaux d’embellissement prennent tournure, il lui administre une double calotte qui jette la perturbation dans la ganache de Long-pif. Ce dernier émet un bruit de gargarisme, puis en soupirant, crache mélancoliquement trois dents sur le parquet.
— Arrête les frais, Bouboule, ordonné-je.
Il lâche son punching-ball vivant et, de la langue, ramène sa chique au centre de mastication approprié. Le domestique titube et s’abat dans un fauteuil. Je m’approche de lui et le fouille. Il a sous le bras un fort calibre.
— C’est avec ce joujou que tu passes la paille de fer, sans blague !
Il ne réagit plus. C’est à croire qu’il vient d’avoir une engueulade avec un bulldozer… Sa femme, non plus, ne bronche pas. Tous deux ont assez de psychologie, pour comprendre qu’ils sont dans la barbouille jusqu’aux moustaches.
— Comment découvre-t-on l’ouverture ? demandé-je à la fille.
Elle détourne la tête.
Alors je me dis que ça n’est pas le moment de jouer les cœurs tendres. Aux grands maux les grands remèdes. On n’a jamais sauvé un type de la péritonite avec de l’aspirine.
— Occupe-toi aussi de madame ! fais-je à Bouboule. Auparavant, mets ta part de vieille galanterie française dans ta poche revolver ; ces foies-blancs sont des espions et des buteurs de la pire espèce. Il y a une heure, monsieur bouzillait un malheureux gamin, simplement pour te donner du nerf.
Une seconde fois le gros lard remise sa fourchetée de tabac. Il a à la main droite une grosse chevalière en acier véritable qu’il a dû dénicher dans une pochette surprise. C’est un bijou de grande classe. Il en fait tourner légèrement le chaton de manière à ce qu’un des angles de celui-ci se trouve sur le dessus de la main. Il allonge un petit coup sec sur la pommette gauche de la souris. La viande s’ouvre et le sang coule. Il est pas si lourdaud que ça, le copain. Il sait ce qui fait de l’effet aux gonzesses. Il lui met le ramponneau qui complète le premier et la pousse devant une glace. Elle a le visage en sang.
— T’es pas chouïa, assure Bouboule.
Et il la boxe au menton.
La môme se met à nous supplier de la laisser entière.
D’un pas décidé elle va au coffre et compose un numéro sur l’un des cadrans de la serrure. Après quoi elle tire sur la poignée. Comme je l’avais prévu, ça n’est pas la porte du coffre qui s’ouvre, mais c’est lui qui, tout d’un bloc, pivote, dévoilant un escalier étroit.
— Surveille ces bonnes gens ! ordonné-je à mon coéquipier. Je pars à la découverte. Si tu n’as pas entendu parler de moi d’ici dix minutes, téléphone au boss d’envoyer du monde. En attendant, ouvre l’œil, ces mecs sont retors.
— Vous en faites pas, grogne-t-il en s’empiffrant un nouveau paquet de tabac.
Pour me montrer qu’il n’est pas homme à se laisser faire un brin de cour par le couple, il gratifie l’un et l’autre d’une beigne soignée.
Je m’engage dans l’escalier secret.
Moi, je m’imaginais qu’il n’y a que dans les histoires de la Semaine de Suzette qu’on trouve des escaliers dérobés. Ça fait un peu moyenâgeux à notre époque.
Le soufflant à la main, je descends les degrés. Je me déplace avec précaution, prêt à toute éventualité. Je ne sais pas du tout où je vais atterrir. Ma descente ne dure pas longtemps. Je débouche bientôt dans un réduit sombre. Je m’apprête à battre le briquet, mais un bruit proche me stoppe.
J’attends un bon moment afin de permettre à mes yeux de s’accoutumer à l’obscurité.
Je finis par distinguer un point lumineux.
Ce point a la forme d’un trou de serrure. Je m’y dirige à tâtons. J’ai les doigts étrangement compréhensifs. Je touche un bois rugueux. C’est une porte de cave. C’est curieux comme on conserve des souvenirs tactiles. Je réprime un besoin de tousser. Une odeur âcre me prend à la gorge. Je rive mon œil au trou de serrure et je contemple le paysage. J’aperçois une pièce blanchie à la chaux. Il y a, pour tout ameublement, une immense chaudière. Un homme s’active devant cette chaudière. Il a le dos tourné. Toujours à tâtons, je palpe la porte à hauteur de la ceinture. Les portes comportent toujours un loquet. Celle-ci n’échappe pas à la règle. Je mets donc la main sur ce loquet, je le tourne doucement, doucement ; puis j’ouvre brusquement la porte et je gueule :
— Les pattes en l’air !
Le gnace se retourne. C’est Bertrand. Il fait un drôle de blaze en me voyant. Un sourire niais s’épanouit sur sa bouillotte.
— Ah ! C’est vous, murmure-t-il.
Et il baisse ses mains. Je ne le perds pas de l’œil.
— Les pattes bien haut, Bertrand !
Au lieu d’obtempérer, il plonge sa main droite dans sa poche de pantalon. Je lui laisse sortir un feu afin de me donner l’excuse de la légitime défense, puis je presse sur la détente du mien. Il prend la balle dans le poignet et lâche sa seringue en jurant :
— Il ne faut jamais me prendre pour la moitié d’un cervelas, Bertrand. Ou alors y a du pet, mon garçon…
Je fais quelques pas en direction de la chaudière. Du pied j’ouvre la porte du foyer et je comprends d’où vient l’âcre odeur dont j’ai parlé plus haut : il y a un corps dans cette chaudière. Un corps qui flambe, qui se racornit, qui pète comme une pomme dans un four. C’est celui de la fausse Héléna. Je le reconnais, si j’ose dire, au fait qu’il est décapité.