L’odeur est si abominable que je me dé… de refermer la porte. Une puissante envie d’extérioriser mon estomac me tord les tripes. Je réprime ça, ne voulant pas passer aux yeux de Bertrand pour une poule mouillée.
— Dis donc, Bertrand, t’as pas fait rentrer du charbon cet hiver que tu emploies un combustible de ce genre. Ou alors, quoi, tu joues à Buchenwald ?
Il tient sa main blessée et me regarde comme un clébart.
— On remonte, lui dis-je. Ouste !
Et pour lui indiquer que c’est sérieux, je lui enfonce le canon de mon aride dans les côtes
J’ai eu raison de ne pas prolonger mon exploration car Bouboule est toujours en train de s’amuser avec le couple. Les deux domestiques ressemblent à n’importe quoi sauf à un homme et à une femme. Leurs contours ont tendance à s’estomper légèrement.
— Sacristi ! m’écrié-je, tu vas les transformer en chair à saucisse.
Bouboule regarde mon prisonnier avec appétit. Le loup affamé qui voit rappliquer dans la forêt un agneau perdu ne doit pas avoir un plus bel éclat de convoitise dans la prunelle.
— Où ce que vous avez chopé c’t’oiseau, questionne-t-il.
— En train de faire du feu.
— En train de quoi ?
— De faire du feu ! Seulement lui, il a des idées à part, il ne se chauffe pas à l’anthracite mais à la viande de femme.
Bouboule ne comprend pas ; il a des circonstances atténuantes, il faudrait être un drôle de futé pour comprendre.
— Pas mal organisé, votre cirque, dis-je aux dégourdis. La maison correspond avec l’immeuble de derrière, cela vous donne ainsi une issue par l’autre rue… Pas mal… Pas mal du tout.
Je vais m’asseoir sur un canapé aux côtés de ce qui reste de Long-pif.
— Je m’excuse de t’empoisonner, fais-je, mais je voudrais savoir où je puis rencontrer la belle Héléna… Nous avons un petit entretien à poursuivre…
— Je ne sais pas où elle est…
— Écoute, Long-pif, tu serais l’ahuri le plus monumental de la planète si tu t’entêtais à jouer les amnésiques…
— Mais je…
— Si tu l’ouvres pour mentir, tu ferais mieux de te coller du sparadrap sur le bec. Maintenant, mon beau gosse, tu peux plus te permettre de m’emmener en bateau. J’ai la cervelle en ébullition. Pour te donner un échantillon de mon savoir, je vais te bonnir comment je suis arrivé ici tout à l’heure. L’agression manquée, car ton truc du paquet chargé a foiré, m’a fait comprendre que vous vouliez me barrer la route. Héléna a averti le reste de la bande de ce qui s’est passé sur la lande. Votre terrain clandestin étant brûlé, vous n’aviez plus qu’une politique à observer : celle de l’attentisme. Mais il était urgent de me neutraliser. Pour cela il fallait retrouver ma trace. Vous êtes donc venus à la grande taule, certains que mon premier soin serait d’y rappliquer. Vous m’avez suivi, vous avez vu que j’allais faire dodo dans un hôtel et vous avez fait le coup du commissionnaire, avec tout ce que cela comporte de dégueulasserie. Je m’en suis tiré. Mais pas le patron de la crèche, non plus que le gamin. Oui, je t’ai bourré le mou tout à l’heure, le gosse est mort. C’est une pipelette qui m’a vaguement parlé de ton nez. Mais un grand nez, n’est-ce pas, ça n’est pas un signalement. Le monde est plein de gens possédant un chouette renifleur. Pour arriver à piger qu’il s’agissait de toi, j’ai fait fonctionner ma mémoire. Je me suis rappelé que cette nuit, lorsque vous êtes rentrés du cinéma (paraît-il), vous n’avez pas manifesté la moindre surprise en me trouvant ici. Vous ne m’avez posé aucune question, car vous saviez qui j’étais. Je n’y ai pas pris garde sur le moment, mais cela m’est revenu par la suite… Vois-tu, mon canard, avec San-Antonio, « ça » revient toujours.
J’allume une cigarette.
— Tout ça pour t’expliquer que tu ferais bien de parler. Sois gentil. Très gentil…
Je désigne le père Bouboule.
— …Ou bien je te lâche encore mon bouledogue dessus.
Il réprime un geste d’effroi.
— Où se trouve Héléna ?
— Ici, dit une voix.
La donzelle se tient dans l’ouverture du coffre.
CHAPITRE XX
ET MES HOMMAGES À LA DONZELLE !
Elle fait un pas en avant. Elle tient une mitraillette sous le bras avec la même aisance qu’un parapluie. Un autre zig se pointe sur ses talons : Maubourg. Lui aussi a ce qu’il faut comme seringue.
L’effet de surprise est tel que ni Bouboule ni moi ne songeons à intervenir.
Il y a un silence. Tout le monde se regarde sans piper mot.
C’est bibi qui reprends l’initiative de la jactance.
— Alors toi, dis-je à Héléna, je te tire mon chapeau, parce que pour ce qui est d’être gonflée, tu l’es… Oui, t’as droit à mes hommages…
Elle paraît pressée.
— Jetez vos armes ! ordonne-t-elle à mon compagnon et à moi.
Bouboule soupire et prend son revolver ; je connais mon gros pote et je sais qu’il va risquer. En effet, mes pronostics s’avèrent exacts. Il fait le geste de jeter l’arme sur le tapis, mais au dernier moment il l’ajuste dans sa grosse patte et balance une dragée à Maubourg. Il s’est dit qu’entre un homme et une femme mieux valait mettre l’homme K.-O. en premier. Son calcul s’annonce inexact : Héléna n’est pas tout à fait une femme comme les autres. D’une rafale elle ôte à Bouboule toute envie de chiquer.
Cet échange de mauvais procédés a eu lieu en un temps record. Évidemment mon feu a son mot à dire, mais je n’ai pu le sortir efficacement car au moment où je tirais, la femme de chambre que j’avais perdue de vue s’est jetée sur mon bras et la balle se perd dans le plancher.
C’est le signal de la ruée. Toute la meute se jette sur moi et ce ne sont pas les éclopés qui billent le moins fort. Je ne sais pas quelle jouvence ont avalé Long-pif et Bertrand, mais qu’est-ce que je déguste, Auguste !
C’est le grand bidule, le patacaisse maison. En moins de deux je suis truffé comme une dinde de Noël…
Je tente en vain de réagir. Je suis renversé sur le divan et il m’est tout à fait impossible de me dégager de là.
Je prends mon mal en patience. Comme encaisseur, je bats ceux de la Banque de France et du Palais des Sports.
Je serre les mâchoires. J’en ai vu d’autres. Et puis je suis philosophe… Je joue une partie dans laquelle le vaincu n’a pas à attendre de tendresse du vainqueur.
— Laissez-le ! fait soudain Héléna.
À regret, les loups enragés me lâchent. J’essaie timidement de bouger et je m’aperçois que j’y parviens assez aisément.
— Debout ! ordonne la jeune femme.
Je me redresse.
— En route !..
Je me dirige vers la porte d’entrée, mais elle me stoppe.
Pas par là !
Du canon de sa mitraillette, elle me désigne l’issue secrète.
Bertrand, serrant sa main sanglante contre sa poitrine, s’engage le premier dans l’étroit escalier. Je le suis. Les autres ferment la marche, abandonnant les corps dans le bureau. Un grand claquement ! Le coffre a repris sa place dans le mur. Cette fois les carottes sont archicuites. Personne ne découvrira jamais ce passage clandestin. D’ici pas longtemps, je vais aller rejoindre Héléna II dans la chaudière ; la chose est courue.
Nous aboutissons dans la petite pièce où ronfle la fameuse chaudière.