Le chauffeur revient.
— C’est fait.
— Qu’est-ce qu’il a dit le gardien ?
— Rien. Il s’est taillé en courant comme s’il voulait battre le record du monde.
— Gi. Maintenant, charrie-moi rue des Abbesses.
Ferdinand habite un petit studio au-dessus d’un bistrot : le « Toto’s bar » où il consomme son litre de pastaga quotidien.
Le patron est justement devant sa lourde, à regarder tomber la pluie.
C’est un gros zigue d’Auvergnat qui boit chaque jour autant de perniflard qu’en consomme en un mois le département de la Seine et qui sucre les fraises comme un marteau pneumatique. Je le connais parce que c’est dans son estanco que je débarque lorsque j’ai besoin de me rencarder sur un foie-blanc quelconque.
Quand il parle, ça fait comme lorsqu’on brasse du mortier avec une truelle. Comparé à lui, Gabriello s’exprime mieux qu’un mec du Français.
— B’jour, ieur, com’saire…
— Bonjour, Toto… Savez-vous si Ferdinand est rentré ?
— Y a deux minutes…
— Bon…
Je m’engouffre dans l’allée et je grimpe au premier. La porte de Ferdinand est entrouverte… Probable qu’il ne fait qu’entrer et sortir et qu’il s’apprête à les mettre…
J’entre.
Non, Ferdinand ne s’apprête pas à les mettre.
Il est allongé dans l’entrée, bien fumant, bien saignant, bien mort.
CHAPITRE III
L’HOMME AU REGARD D’AVEUGLE
Peut-être que cette nouvelle vous donne des vapeurs. Peut-être que votre cervelet émet du point d’exclamation à la cadence où les usines Ford débitent des bagnoles. Alors c’est que vous n’êtes pas des champions de la réflexion. Le meurtre de Ferdinand ne m’épate pas du tout. Entre nous et le jardin du Luxembourg, je m’attendais à un dénouement de ce genre. C’est justement pour le prévenir que j’ai demandé au rouquin de me conduire chez Ferdinoche. Seulement je n’avais pas prévu qu’ils se débarrasseraient aussi vite de ce témoin gênant. Pardon ! les gens que la fusée Stevens intéresse, ne plaisantent pas. Ils travaillent vite et bien.
Le pauvre Ferdinand a la gorge tranchée d’une oreille à l’autre. C’est pas du tout du boulot d’amateur ! Son meurtrier n’a pas suivi des cours par correspondance, moi je vous le dis.
J’enjambe le corps et j’examine les lieux, Derrière la lourde il y a une flaque d’eau et des traces de semelles crêpe. Quelqu’un venu de l’extérieur a séjourné là ; guettant le retour du petit gangster…
Lorsque Ferdinand a pénétré dans son appartement, une main est sortie de l’ombre comme dans les trucs du Grand Guignol et lui a ouvert le corgnolon. Drôle de médicament contre les angines !
Les semelles appartiennent à des tatanes d’homme. Elles présentent un motif curieux : des ronds enchevêtrés comme d’emblème du sport. Je ne suis pas de ces flicards qui collectionnent les bouts d’allumettes et les boutons de culotte, pourtant je note mentalement le détail. Il peut m’être utile à l’occasion.
Je jette un ultime regard à la carcasse de Ferdinand.
— Adieu, tocasson, je lui fais, en touchant le bord de mon papeau cabossé ; voilà ce que c’est de jouer au gros dur lorsqu’on a un tempérament de marchand de sucettes.
En bas, le père Toto continue de soutenir le montant de sa porte. Il paraît aussi éveillé qu’une tortue.
— Dites-moi, Toto, je lui fais, vous n’avez pas bougé de devant votre lourde entre le moment où Ferdinand est rentré et celui où je suis arrivé ?
— Pas bougé.
— Alors vous avez dû voir sortir des gens de l’immeuble.
— L’est sorti un mec, fait-il.
— Vous le connaissiez ?
— …amais vu…
— Comment il était, ce type ?
Le gros bœuf me regarde lourdement. Ses petits yeux de goret frileux ont une lueur d’intelligence.
— Quèque chose va pas ? demande-t-il.
— Peut-être, dis-je sans me mouiller. Alors, ce zigoto, il ressemblait à Henri IV ou à quoi ?
— Il était grand, jeune, frisé…, lâche Toto.
Il reprend son souffle. L’asthme lui ravage la forge à ce gros picoleur.
— Il avait un pardessus marron, un cache-col jaune…
Ce qu’il y a d’O.K. avec le bougnat c’est qu’il possède un beau coup d’œil. Lorsqu’il a remarqué un type, il est capable de vous dire s’il avait ou non ses dents de sagesse et de vous révéler la couleur de son slip.
— Pas mal, murmuré-je.
— Attendez, continue l’autre. Ses yeux…
— Qu’est-ce qu’ils avaient, ses yeux ?
— Ils étaient minces, enfoncés… Ça lui faisait un regard d’aveugle, je sais pas si vous voyez ?
— Je vois… Merci.
Je grimpe dans la bagnole. Avant qu’elle ne démarre, je baisse la vitre et je dis au père Toto :
— Ferdinand a-t-il une ardoise chez vous ?
— Non.
— C’est heureux ; parce qu’il n’est plus en mesure de payer ses dettes. On vient de lui signer un reçu pour solde de tous comptes… M’est avis que vous feriez bien de passer un coup de tube au commissariat.
Il ne semble pas extraordinairement ému.
Il cherche sa respiration, la trouve et rentre dans son bar.
— À la boîte ! ordonné-je au rouquin.
Voici le moment de prendre quelques dispositions. On vient de me servir les hors-d’œuvre, je dois me préparer au plat de résistance. Faire chauffer les assiettes pour les viandes quoi ! Je vais commencer par le commencement, c’est-à-dire par Héléna. En v’là une dont il est grand temps que je m’occupe. Si je laisse flotter les rubans, la France va se dépeupler…
De retour à la Grande Maison, je grimpe au labo afin de me munir du matériel qui me paraît utile pour mener à bien ma mission.
Héléna va avoir un super ange gardien, moi je vous le dis. Je vais lui coller après comme un morceau de sparadrap.
Je fais transporter le matériel en question dans une petite Austin et je mets — seul cette fois — le cap sur le « Stevens’ office ».
La bagnole que je pilote offre plusieurs particularités dont il est impossible de se rendre compte si l’on n’est pas affranchi, elle n’a pas le châssis standard, mais un autre spécialement conçu pour elle, et sa carrosserie passe-partout recèle un moteur Abarth, ce qui fait qu’on peut grimper à 190 avec cette trottinette et en mettre plein la vue à n’importe quelle grosse batteuse.
La nuit descend prendre son service au moment où je parviens rue Gambetta. Je m’arrête à proximité du 64 et je regarde. Il ne me faut pas une minute pour repérer les deux types précédemment chargés de la filature. Ils se baguenaudent dans les parages avec des mines trop innocentes pour qu’un gamin de cinq ans ne crie pas que ce sont des flics…
Comme ma voiture est aussi pourvue de la radio, je mets le contact et j’appelle le boss.
— Dites-donc, chef, pouvez-vous immédiatement faire dire à vos bonshommes de rentrer ?
« Je m’en chargerais bien moi-même, mais s’ils sont brûlés, ça n’est guère prudent. »
— Entendu.
J’attends une demi-heure environ, et je vois radiner un motard. Il descend de sa machine et regarde autour de lui comme je l’ai fait précédemment. Lui non plus ne met pas longtemps à repérer les polichinelles. Il s’approche d’eux, leur dit quelques mots et enfourche son engin. Les copains vont à une voiture stationnée plus loin et les mettent. Ouf ; cette fois, c’est au gars San-Antonio de jouer !
La nuit est complètement tombée. Je mets mes feux de position. Heureusement, il y a un lampadaire juste devant la porte de chez Stevens, je n’ai pas à m’égratigner la rétine pour surveiller les allées et venues… Je dois le dire, le trafic est faiblard. Excepté une bonniche qui est allée poster du courrier, je n’ai vu entrer ou sortir personne. J’établis un petit courant d’air et je fume en rêvant à une poupée qui a eu des bontés pour moi la semaine précédente.