Je ne suis pas du tout du genre de mec qui se penche sur son passé, c’est un truc qui vous flanque moralement le torticolis. Simplement, je pense à cette môme parce que c’est une distraction qui en vaut une autre, et qu’on a toujours intérêt à se meubler l’esprit avec des images délicates. Vous ne pouvez pas savoir combien elle était chouïa, cette greluse.
Et pour jouer au calcif par-dessus la commode, oh pardon ! Elle aurait rendu des points à une équipe de professionnelles !
Mes pensées voltigent, pareilles à des papillons roses. Cette image pour vous rappeler que je ne suis pas seulement un écraseur de pifs, mais que la poésie est une copine à moi.
Brèfle, comme on dit dans le grand monde, je tue le temps de mon mieux. Tout de même c’est pas folichon de moisir à l’intérieur d’une voiture. Surtout lorsqu’on a pas l’esprit sardine à l’huile. Je n’aime pas à faire l’élevage des fourmis dans mes guiboles. Pourtant je dois attendre et ne pas me montrer. L’affût, c’est ce qu’il y a de plus tartignole dans la chasse.
Il est neuf heures lorsque je vois une DS stopper devant le 64. Gare aux taches ! J’essuie la buée du pare-brise et je fais fonctionner mes lotos. Un petit vieux en descend, suivi d’une jeune femme. Le petit vieux n’est pas exactement un petit vieux. Ça doit être même un grand vieux lorsqu’il est entièrement développé ; mais il est voûté comme la galerie d’un cloître, ce qui réduit considérablement sa taille. Quant à la poulette qui l’escorte, je comprends tout de suite que c’est Héléna.
Alors là, je tique, d’abord parce qu’elle est belle à vous couper la respiration, ensuite parce que je me demande comment il se fait qu’elle ne soit pas dans la maison comme je pouvais le supposer, puisque les deux mouches faisaient le pied de grue dans la rue…
Peut-être l’avaient-ils perdue, après tout ?
Je suppose que le vieux biscornu c’est le prof. Elle est aux petits soins pour sa pomme Elle le soutient pour l’aider à gravir le perron. Une vraie infirmière gâteau !
Ils disparaissent à l’intérieur de la cambuse, mais mon petit doigt me dit qu’elle ne va pas tarder à réapparaître because c’est elle qui tenait le volant et qu’elle n’a pas arrêté le moteur.
En effet, la revoici. Avec la légèreté d’une gazelle elle dégringole l’escalier, ce qui fait danser sa poitrine. Elle porte un manteau gris-vert non boutonné, et, par-dessous, une jupe noire et un pull jaune. Ce pull c’est un frangin ! Il lui moule les roberts à ta perfection. Il y a du trèfle au balcon, je vous le jure ! Ils sont deux et ils occupent leur strapontin… Mazette, elle a des vaniteux qui appellent la main-d’œuvre étrangère !
La v’là dans son carrosse. Elle décarre en trombe. Le hic c’est que sa monture se trisse dans le sens contraire à celui de la mienne, si bien qu’avant de me lancer sur ses roues je dois exécuter une manœuvre de grand style. Je parviens au bout de la rue en me demandant si je vais encore la voir. Tout va bien. Elle se trouve stoppée par un feu rouge à un croisement et je m’annonce dans sa zone de désintégration. Nous repartons ensemble. Elle tourne du côté du bois et franchit la grille.
Ça commence mal. À ces heures, la circulation est presque nulle dans le bois de Boulogne. Je risque de me faire repérer et c’est une chose que je tiens à éviter à tout prix. Heureusement pour moi, ce coin de Paris m’est familier, car c’est là que je viens faire mes levages les jours d’inaction.
Pour lui donner le change, j’emprunte des allées de traverse, ce qui me permet de la précéder. Précéder, c’est le meilleur moyen de suivre, cela semble paradoxal, mais la formule est garantie sur facture.
On quitte le bois par l’avenue Foch et on remonte sur l’Étoile. Héléna décrit un demi-cercle autour de l’Arc de Triomphe et prend l’avenue Wagram. Elle s’arrête aux Ternes, range sa DS et entre dans un grand restaurant. Je l’imite. La porte commandant l’accès est une porte-tambour. Juste comme je viens de m’engager dans le tambour, cette p… de lourde se bloque. Elle se bloque parce que quelqu’un, à l’intérieur, a glissé son pied là où il ne faut pas. Ce quelqu’un c’est un mec jeune, aux cheveux bouclés. Il porte un par-dessus marron et un cache-col jaune. Il a les yeux obliques, terriblement enfoncés, ce qui lui donne un regard d’aveugle. Il me bigle en rigolant.
CHAPITRE IV
CHAMPIGNON ?
Si jamais un type a éprouvé le besoin de dépaver la ganache d’un de ses contemporains c’est bien moi en ce moment.
Je donne une poussée à la porte ; j’y vais de si bon cœur que mon coup d’épaule aurait pu défoncer le mur de l’Atlantique. Le frisé est propulsé à l’intérieur de la salle. Il a perdu son sourire. Ses yeux d’aveugle contiennent autant de cordialité que ceux d’une vipère à qui l’on flanque des coups de bâton.
Je pénètre enfin dans l’établissement et je lui demande de mon ton le plus suave :
— Vous n’êtes pas blessé, au moins ?
Il ne répond rien. Un instant, je me demande s’il ne va pas sortir de sa poche le couteau à dessert qui lui a servi à assaisonner Ferdinand. Mais il détourne la tête et s’en va.
Cette petite saynète pour patronage me laisse perplexe, je me dis que le frisé m’a reconnu. Il n’avait aucune raison de me coincer dans le tambour de la lourde… Pour moi, il devait encore être dans la rue des Abbesses lorsque je me suis annoncé chez Ferdinoche. Il a compris que j’étais un flic et, tout à l’heure, en me voyant entrer dans le restaurant il a cru que je venais lui essayer une paire de bracelets nickelés. Il s’est donné peur et c’est pour gagner du temps qu’il a bloqué la lourde avec son pied.
Oui, ça doit être la bonne explication. Mais alors, me voilà grillé !
Une bouffée de rage empourpre mon front d’archange ; je dois vous avoir déjà fait comprendre que la fée qui m’a cloqué les dons les plus précieux dans mon berceau, en a oublié un : la patience… Probable qu’il n’en restait plus en magasin ce jour-là. Lorsque quelque chose ne tourne pas rond, je boulotterais le pont Alexandre III…
Brusquement je me demande où est passée la môme Héléna pendant ce bref intermède.
J’examine la salle et je ne la vois pas. Comme l’établissement possède une autre sortie, je me dis que je viens d’être pigeonné et que je me suis salement rouillé sur la Côte ! Va falloir que je prenne mes invalides ; que je me consacre à la pêche à la ligne, et encore les gardons seraient capables de repérer ma bouille de matuche !
J’en suis là de mes déprimantes pensées lorsque mes châsses se mettent â faire du morse : Héléna réapparaît, venant du sous sol. Elle s’installe à une table et s’empare du menu que lui brandit un garçon.
Ouf !
Un maître d’hôtel s’approche de moi :
— Un couvert ? il fait.
Après tout, pourquoi pas ?
— C’est ça, mon gros ; auparavant, je descends téléphoner au nonce apostolique.
Je dévale les escaliers du sous-sol. La bonne femme qui règne dans ce royaume des gogues et du téléphone est une petite bougresse gentille, d’un âge avancé.
— Police, lui fais-je en exhibant ma carte.
C’est un mot que je ne prononce qu’à bon escient, lorsque je comprends qu’il peut avoir un effet magique sur mon interlocuteur. C’est le cas. La madame-pipi joue un vieil air espagnol avec son dentier et l’on dirait que le machiniste de service lui envoie le projecteur vert en pleine poire. Elle réalise brusquement qu’elle aura grâce à moi quelque chose à raconter à ses petits-enfants avant de clamser.