Выбрать главу

Avignon, la prédestinée, où devait le Gai-Savoir faire un jour sa renaissance, n’avait pas, il s’en faut, la gaieté d’aujourd’hui; elle n’avait pas encore élargi telle qu’elle est à sa place de l’Horloge, ni agrandi sa place Pie, ni percé sa Grande-Rue. La Roque-de -Dom, qui domine la ville, complantée, maintenant, comme un jardin de roi, était alors pelée: il y avait un cimetière. Les remparts, à moitié ruinés, étaient entourés de fossés pleins de décombres avec des mares d’eau vaseuse. Les portefaix brutaux, organisés en corporation, faisaient la loi au bord du Rhône, et en ville, quand ils voulaient. Avec leur chef, espèce d’hercule, dénommé Quatre-Bras, c’est eux qui balayèrent, en 1848, l’Hôtel de Ville d’Avignon.

Ainsi qu’en Italie, une fois par semaine passait par toutes les maisons, en remuant sa tirelire, un pénitent noir, qui, la cagoule sur le visage et deux trous devant les yeux, disait d’une voix grave:

– Pour les pauvres prisonniers!

Inévitablement, on se heurtait, par les rues, à des types locaux, tels que la sœur Boute-Cuire, son panier à couvercle au bras, un crucifix d’argent sur sa grosse poitrine, ou bien le plâtrier Barret qui, dans une bagarre avec les libéraux, ayant perdu son chapeau, avait fait le serment de ne plus porter de chapeau jusqu’à ce qu’Henri V fût sur le trône, et qui, toute sa vie, s’en alla tête nue.

Mais ce qu’on rencontrait le plus, avec leurs grands chapeaux montés et leurs longues capotes bleues, c’étaient les invalides installés en Avignon (où était une succursale de l’Hôtel de Paris), vénérables débris des vieilles guerres, borgnes, boiteux, manchots, qui, de leurs jambes de bois, martelaient, à pas comptés, les pavés pointus des rues.

La ville traversait une sorte de mue, embrouillée, difficultueuse, entre les deux régimes, l’ancien et le nouveau, qui n’avait pas cessé de s’y combattre à la sourdine. Les souvenirs atroces, les injures, les reproches des discordes passées, étaient encore vivants, étaient encore amers entre les gens d’un certain âge. Les carlistes ne parlaient que du tribunal d’Orange, de Jourdan Coupe-Têtes, des massacres de la Glacière. Les libéraux, en bouche, avaient 1815, remémorant sans cesse l’assassinat du maréchal Brune, son cadavre jeté au Rhône, ses valises pillées, ses assassins impunis, entre autres le Pointu, qui avait laissé un renom terrible, et, si quelque parvenu tant soit peu insolent réussissait dans ses affaires:

– Allons! disait le peuple, les louis du maréchal Brune commencent à sortir.

Le peuple d’Avignon comme celui d’Aix et de Marseille et de, pour ainsi dire, toutes les villes de Provence, était pourtant, en général (depuis il a bien changé), regretteux de fleurs de lis comme du drapeau blanc. Cet échauffement de nos devanciers pour la cause royale n’était pas tant, ce me semble, une opinion politique qu’une protestation inconsciente et populaire contre la centralisation, de plus en plus excessive, que le jacobinisme et le premier Empire avaient rendue odieuse.

La fleur de lis d’autrefois était, pour les Provençaux (qui l’avaient toujours vue dans le blason de la Provence), le symbole d’une époque où nos coutumes, nos traditions et nos franchises étaient plus respectées par les gouvernements. Mais de croire que nos pères voulussent revenir au régime abusif d’avant la Révolution serait une erreur complète, puisque c’est la Provence qui envoya Mirabeau aux États généraux et que la Révolution fut particulièrement passionnée en Provence.

Je me souviens, à ce propos, d’une fois où Berryer venait d’être élu député par la ville de Marseille. Comme l’illustre orateur devait passer par Avignon, le préfet fit fermer les portes de la ville pour empêcher d’entrer les légitimistes du dehors qui arrivaient en foule pour lui faire un triomphe. Et bon nombre de Blancs furent, à cette occasion, emprisonnés au palais des papes.

Mgr le duc d’Aumale, qui revenait d’Afrique, passa quelque temps après. On nous mena le voir à la porte Saint-Lazare, accompagné de ses soldats, qui étaient, comme lui, brunis par le soleil d’Alger. Il était tout blanc de poussière, blondin, avec des yeux bleus et le rayonnement de la jeunesse et de la gloire.

– Vive notre beau prince! criaient, à tout moment, les femmes des faubourgs.

Me trouvant à Paris, en 1889, et ayant eu l’honneur d’être convié à Chantilly, je rappelai à Son Altesse cet infime détail de son passage en Provence; et Mgr d’Aumale, après quarante-cinq ans, se rappela de bonne grâce les braves femmes qui criaient en le voyant passer:

– Qu’il est joli! qu’il est galant!

Ce vieil Avignon est pétri de tant de gloires qu’on n’y peut faire un pas sans fouler quelque souvenir. Ne se trouve-t-il pas que, dans l’île de maisons où était notre pensionnat, s’élevait, autrefois, le couvent de Sainte-Claire! C’est dans la chapelle de ce couvent que, le matin du 6 avril 1327, Pétrarque vit Laure pour la première fois.

Nous étions aussi tout près de la rue des Études, qui, encore à cette époque, avait, dans le bas peuple, une réputation lugubre. Nous n’avions jamais pu décider les petits Savoyards, soit ramoneurs, soit décrotteurs, à venir ramoner dans notre pensionnat ou cirer nos chaussures. Comme, dans la rue des Études, se trouvaient, autrefois, l’Université d’Avignon ainsi que l’École de médecine, le bruit courait que les étudiants attrapaient, quand ils pouvaient, les petits, vagabonds, pour les saigner, les écorcher, et étudier sur leurs cadavres.

Il n’en était pas moins intéressant pour nous, enfants de villages pour la plupart, de rôder, quand nous sortions, dans ce labyrinthe de ruelles qui nous avoisinaient, comme le Petit Paradis, qui avait été jadis une «rue chaude» et qui s’en tenait encore; la rue de l’Eau-de-Vie, la rue du Chat, la rue du Coq, la rue du Diable. Mais quelle différence avec nos beaux vallons tout fleuris d’asphodèles, avec notre bon air, notre paix, notre liberté, de Saint-Michel-de-Frigolet!

J’en avais, à certains jours, le cœur serré de nostalgie, et cependant, M. Millet, qui était fort bon diable au fond, avait quelque chose en lui qui finit par m’apprivoiser. Comme il était de Caderousse, fils, comme moi, d’agriculteur, et qu’il avait dans sa famille toujours parlé provençal, il professait, pour le poème du Siège de Caderousse, une admiration extraordinaire; il le savait tout par cœur, et à la classe, quelquefois, en pleine explication de quelque beau combat des Grecs et des Troyens, remuant tout à coup, par un mouvement de front qui lui était particulier, le toupet gris de ses cheveux:

– Eh bien! disait-il, tenez! c’est là l’un des morceaux les plus beaux de Virgile, n’est-ce pas? Écoutez, pourtant, mes enfants, le fragment que je vais vous citer, et vous reconnaîtrez que Favre, le chantre du Siège de Caderousse, à Virgile lui-même serre souvent les talons:

Un nommé Pergori Latrousse,

Le plus ventru de Caderousse,

S’était rué contre un tailleur…

Ayant bronché contre une motte,

Il fut rouler comme un tonneau.

Si elles nous allaient, ces citations de notre langue, si pleine de saveur! Le gros Millet riait aux éclats, et, pour moi qui, dans le sang, avais, comme nul autre, gardé l’âcre douceur du miel de mon enfance, rien de plus appétissant que ces hors-d’œuvre du pays.

M. Millet, tous les jours, par là, vers les cinq heures, allait lire la gazette au café Baretta, – qu’il appelait le «Café des Animaux parlants», – et qui, si je ne me trompe, était, tenu par l’oncle ou, peut-être, par l’aïeul de Mlle Baretta, du Théâtre-Français; ensuite, le lendemain, lorsqu’il était de bonne humeur, il nous redisait, non sans malice, les éternelles grogneries des vieux politiciens de cet établissement, qui ne parlaient jamais, en ce temps, que du Petit, comme ils appelaient Henri V.