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– Cette friche-là? les arbres du voisin la desséchaient comme bruyère.

Et toujours, de cette façon, il avait la riposte aussi prompte que joyeuse… Si bien qu’il disait même, en parlant des usuriers:

– Eh! morbleu, c’est bien heureux qu’il y ait des gens pareils. Car, sans eux, comment ferions-nous, les dépensiers, les gaspilleurs, pour trouver du quibus, en un temps où comme on sait, l’argent est marchandise?

C’était l’époque, en ce temps-là, où Beaucaire, avec sa foire, faisait merveille sur le Rhône; il venait là du monde, soit par eau, soit par terre, de toutes les nations, jusqu’à des Turcs et des nègres.

Tout ce qui sort des mains de l’homme, toutes espèces de choses qu’il faut pour le nourrir, pour le vêtir, pour le loger, pour l’amuser, pour l’attraper, depuis les meules de moulins, les pièces de toile, les rouleaux de drap, jusqu’aux bagues de verre portant au chaton un rat, vous l’y trouviez à profusion, à monceaux, à faisceaux ou en piles, dans les grands magasins voûtés, sous les arceaux des Halles, aux navires du port, ou bien dans les baraques innombrables du Pré.

C’était comme nous dirions, mais avec un côté plus populaire et grouillant de vie, c’était là tous les ans, au soleil de juillet, l’exposition universelle de l’industrie du Midi.

Mon grand-père Étienne, comme vous pensez bien, ne manquait pas telle occasion d’aller, quatre ou cinq jours, faire à Beaucaire ses bamboches. Donc, sous prétexte d’aller acheter du poivre, du girofle ou du gingembre avec, dans chaque poche de sa veste, un mouchoir de fil, car il prenait du tabac, et trois autres mouchoirs, en pièce, non coupés, dont en guise de ceinture il se ceignait les reins; et il flânait ainsi, tout le franc jour de Dieu, autour des bateleurs, des charlatans, des comédiens, surtout des bohémiens, lorsqu’ils discutent et se harpaillent pour le marché et marchandage de quelque bourrique maigre.

Un délicieux régal pour lui: Polichinelle avec Rosette! Il y était toujours plus neuf et ravi, bouche bée, il y riait comme un pauvre aux pantalonnades et aux coups de batte qui pleuvaient là sans cesse sur le propriétaire et sur le commissaire. A ce point les filous (et imaginez-vous si, à Beaucaire, ils pullulaient!) lui tiraient chaque année, tout doucement, l’un après l’autre, sans qu’il se retournât, tous ses mouchoirs; et quand il n’en avait plus, chose qu’il savait d’avance, il dénouait sa ceinture, sans plus de chagrin que ça, et s’en torchait le nez. Mais, quand il rentrait à Maillane, avec le nez tout bleu, – de la teinture des mouchoirs, des mouchoirs neufs qui avaient déteint:

– Allons, lui disait ma grand’mère, on t’a encore volé tes mouchoirs.

– Qui te l’a dit? faisait l’aïeul.

– Pardi, tu as le nez tout bleu: tu t’es mouché avec ta ceinture.

– Bah! je n’en ai pas regret, répondait le bon humain; ce Polichinelle m’a tant fait rire!

Bref, quand ses filles (et ma mère en était une) furent d’âge à se marier, comme elles n’étaient pas gauches, ni bien désagréables, les galants, malgré tout, vinrent tout de même à l’appeau. Seulement, quand les pères disaient à mon aïeuclass="underline"

– Autrement, le cas échéant, combien faites-vous à vos filles?

– Combien je fais à mes filles? répondait maître Étienne, tout rouge de colère; ô graine d’imbécile, c’est dommage! A ton gars je donnerais une belle gouge, tout élevée, toute nippée, et j’y ajouterais encore des terres et de l’argent! Qui ne veut pas mes filles telles quelles, qu’il les laisse… Dieu merci, à la huche de maître Étienne il y a du pain.

Or, n’est-il pas vrai que les filles du grand-père furent prises, toutes les six, rien que pour leurs beaux yeux, et même qu’elles firent toutes de bons mariages? Fille jolie, dit le proverbe, porte sur le front sa dot.

Mais je ne veux pas quitter la prime fleur de mon enfance sans en cueillir encore un tout petit bouquet.

Derrière le Mas du Juge, c’est l’endroit où je suis né, il y avait le long du chemin un fossé qui menait son eau à notre vieux Puits à roue. Cette eau n’était pas profonde, mais elle était claire et riante, et, quand j’étais petit, je ne pouvais m’empêcher, surtout les jours d’été, d’aller jouer le long de sa rive.

Le fossé du Puits à roue! Ce fut le premier livre où j’appris, en m’amusant, l’histoire naturelle. Il y avait là des poissons, épinoches ou carpillons, qui passaient par bandes et que j’essayais de pêcher dans un sachet de canevas, qui avait servi à mettre des clous et que je suspendais au bout d’un roseau. Il y avait des demoiselles vertes, bleues, noiraudes, que doucement, tout doucement, lorsqu’elles se posaient sur les typhas, je saisissais de mes petits doigts, quand elles ne s’échappaient pas, légères, silencieuses, en faisant frissonner le crêpe de leurs ailes; il y avait des «notonectes», espèces d’insectes bruns avec le ventre blanc, qui sautillent sur l’eau et puis remuent leurs pattes à la façon des cordonniers qui tirent le ligneul. Ensuite des grenouilles, qui sortaient de la mousse une échine glauque, chamarrée d’or, et qui, en me voyant, lestement faisaient leur plongeon; des tritons, sorte de salamandres d’eau, qui farfouillaient dans la vase; et de gros escarbots qui rôdaient dans les flaches et qu’on nommait des «mange-anguilles».

Ajoutez à cela un fouillis de plantes aquatiques, telles que ces «massettes», cotonnées et allongées, qui sont les fleurs du typha; telles que le nénuphar qui étale, magnifique, sur la nappe de l’eau, ses larges feuilles rondes et son calice blanc; telles que le «butome» au trochet de fleurs roses, et le pâle narcisse qui se mire dans le ru, et la lentille d’eau aux feuilles minuscules, et la «langue de bœuf» qui fleurit comme un lustre, avec les «yeux de l’Enfant Jésus» qui est le myosotis.

Mais de tout ce monde-là, ce qui m’engageait le plus, c’était la fleur des «glais». C’est une grande plante qui croît au bord des eaux par grosses touffes, avec de longues feuilles cultriformes et de belles fleurs jaunes qui se dressent en l’air comme des hallebardes d’or. Il est à croire même que les fleurs de lis d’or, armes de France et de Provence, qui brillent sur le fond d’azur, n’étaient que des fleurs de glais: «fleur de lis» vient de «fleur d’iris», car le glais est un iris, et l’azur du blason représente bien l’eau où croît le glais.

Toujours est-il, qu’un jour d’été, quelque temps après la moisson, on foulait nos gerbes, et tous les gens du «mas» étaient dans l’aire à travailler. A l’entour des chevaux et des mulets qui piétinaient, ardents, autour de leurs gardiens, il y avait bien vingt hommes qui, les bras retroussés, en cheminant au pas, deux par deux, quatre par quatre, retournaient les épis ou enlevaient la paille avec des fourches de bois. Ce joli travail se faisait gaiement, en dansant au soleil, nu-pieds, sur le grain battu.

Au haut de l’aire, porté par les trois jambes d’une chèvre rustique, formée de trois perches, était suspendu le van. Deux ou trois filles ou femmes jetaient avec des corbeilles dans le cerceau du crible le blé mêlé aux balles; et le «maître», mon père, vigoureux et de haute taille, remuait le crible au vent, en ramenant ensemble les mauvaises graines au-dessus; et quand le vent faiblissait, ou que, par intervalles, il cessait de souffler, mon père, avec le crible immobile dans ses mains se retournait vers le vent, et, sérieux, l’œil dans l’espace, comme s’il s’adressait à un dieu ami, il lui disait:

– Allons, souffle, souffle, mignon!

Et le mistral, ma foi, obéissant au patriarche, haletait de nouveau en emportant la poussière; et le beau blé béni tombait en blonde averse sur le monceau conique qui, à vue d’œil, montait entres les jambes du vanneur.

Le soir venu, ensuite, lorsqu’on avait amoncelé le grain avec la pelle, que les hommes poussiéreux allaient se laver au puits ou tirer de l’eau pour les bêtes, mon père, à grandes enjambées, mesurait le tas de blé et y traçait une croix avec le manche de la pelle en disant: «Que Dieu te croisse!»

Par une belle après-midi de cette saison d’aires, – je portais encore les jupes: j’avais à peine quatre ou cinq ans – après m’être bien roulé, comme font les enfants, sur la paille nouvelle, je m’acheminai donc seul vers le fossé du Puits à roue.