Le bahut décarre enfin. Sous le capot, et ailleurs aussi, il se passe des choses incompatibles avec l’industrie automobile : ça ferraille, grince, cliquette, s’ébroue. Elle marche à quoi, cette vénérable casserole ? A la tourbe ? Au charbon de bois ? Toujours est-il qu’elle est fatalement à vapeur ! Ou alors on a trouvé quelque carburant composite à base de canne à sucre ou d’alcool de palmier pour la propulser. Tu crois pas ?
Tandis qu’on fend la circulation, toujours aussi dense, le minet est en train de fourbir le panais racé de Monseigneur ! Pas fou, le micheton : il le tient à l’incandescence, son riche protecteur. Combien va-t-il lui engourdir ? A-t-il pigé qu’il s’agit d’un cas unique et que cet élégant vieillard est prêt à tout pour se laisser interpréter « Résurrection », version non expurgée ?
J’essaie de repérer notre trajet ; je connais peu Bangkok, pourtant il me semble que nous sommes dans la bonne direction.
Je vois le buldingue de la Compagnie Tes Tî Kul dont le sigle représente un singe stylisé en train de se masturber avec élégance, le petit doigt levé. Nous sommes passés par là pour aller au Gai Paris.
Pleinement rassuré, j’essaie de prêcher la prudence à Achille :
— Je vous en conjure, mon cher, n’allez pas faire l’amour à ce prostitué ! Je…
Il me lance :
— Pour l’amour de Dieu, Antoine, fermez votre putain de gueule, sinon vous allez me faire débander, et ça, je ne vous le pardonnerai jamais !
Et puis, je ne sais pourquoi, notre taxoche stoppe à un feu rouge, chose qui ne se fait jamais ici. Ma portière s’ouvre brusquement et quatre mains me saisissent, dont l’une par la gorge, une autre par les burnes et les deux restantes par les poignets. Je suis littéralement arraché de la voiture et fourré dans une autre guinde qui attend à sa hauteur. On me lâche le corgnolon, les bourses, les battoirs. Je me trouve la tête en bas, le visage écrasé sur un tapis de caoutchouc pourri, constellé de glaves, de mégots et de chewing-gum mâché jusqu’à l’épuisement.
Sans vergogne, mes deux agresseurs s’assoient sur moi et me frappent partout où ils peuvent, comme pour me tasser dans l’étrange récipient qu’est l’auto.
Celle-ci repart dans la circulation.
Je me demande si Achille, tout à son aventure galante, s’est seulement aperçu de quelque chose ?
MIRACLE À BANGKOK
Le voyage est bref. Si notre taxi n’a que des courses aussi réduites à faire, il doit pas affurer son hareng séché de Noël !
Le vacarme des avertisseurs en délire me déchire les cages à miel. Ce foin, madoué ! La tire qui m’emporte est encore plus vétuste que la précédente. Y a, dans le plancher, des trous plus larges que ma main, à travers lesquels je vois défiler la chaussée maculée d’huile et de sanie.
Un petit quart d’heure à peine et nous stoppons. Les mains qui m’ont jeté dans le carrosse m’en arrachent tout aussi brutalement. Je découvre une sente fangeuse, bordée de constructions légères bâties sur pilotis. On est au bord d’un canal qui pue la pourriture. Tout est obscur alentour et seul le sourd miroitement de l’eau met une confuse notion de clarté dans cet univers puni.
Mes ravisseurs me désignent une espèce d’échelle de meunier par laquelle on accède à l’une des masures. Cette dernière me fait penser aux éléphants peints par Dali, avec leurs pattes grêles et leur corps tordu.
Je gravis les degrés chanceleurs. Une porte est ouverte sur l’insondable mystère d’un antre sombre et malodorant comme un anus de trimardeur. Pour tout éclairage, un lumignon à huile. Faut du temps pour qu’il arrive à vaincre l’obscurité. Mais la lumière triomphe toujours, même faiblarde et minuscule. Je vois, dans ma chambre où je possédais une pendule à chiffres phosphorescents, j’ai dû m’en séparer car elle finissait par « illuminer » la pièce et m’empêchait de roupiller.
Dans cette noire caverne sur échasses, je n’aperçois qu’une minuscule silhouette, blottie dans un coin, sur des sacs de jute : nain ou petit garçon ?
Les deux mecs qui m’ont embarqué me rejoignent. Pas grands, mais larges, ces messieurs. Des catcheurs ! Et des pros ! Ils me foutent un tabouret sous le valsif et je n’ai plus qu’à m’asseoir. Personne ne parle. Les « petits costauds » s’acagnardent sur leurs talons, dos à la cloison de planches. Ils n’ont pas besoin de sièges, eux. Y a que nous autres, Occidentaux ramollis, qui ne pouvons exister sans un minimum de confort.
Le dernier entré a fermé la porte coulissante et s’est installé de manière à la bloquer.
O.K. ! Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? Qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête ?
L’un des gars rote si puissamment, que la nostalgie de Bérurier m’empare. J’aurais dû me l’adjoindre, le Mammouth. Il allait nous disloquer cette cabane perchée en beaucoup moins de temps qu’il n’en a fallu pour la bâtir !
Cela dit, je suis très capable de bondir et de galocher les gueules des deux compères. Je me suis tiré d’endroits plus insalubres. Mais une curiosité me picote les pruneaux fourrés. Il est évident que nous attendons quelqu’un, et je donnerais la montre de gousset en or hérité de ton grand-père, pour découvrir qui.
Un bon moment s’écoule encore. L’un de mes gardiens allume une cousue. A la brève lueur de l’allouf, je découvre une large face graisseuse, piquetée de trous comme la surface lunaire. D’énormes paupières inférieures grosses comme des gants de boxe, un front plus bas que le ciel du plat pays cher à Brel, un nez si large et si aplati que pour se foutre des gouttes dans les narines, faut passer par l’anus.
Voilà du client sérieux, espère. Pour lui, la vie des autres a moins d’importance qu’un étron sur un trottoir. Non seulement il doit tuer sans état d’âme, mais il prend son pied à le faire.
Enfin, un bruit de bagnole qui s’arrête. Un pas fait trembler l’échelle. Mes anges se sont levés et l’un d’eux déponne la lourde.
Je vois surgir un homme à la silhouette jeune, vêtu de blanc et portant de grosses lunettes teintées (comme s’il ne faisait pas suffisamment sombre ici).
Ce gazier a trop vu de films américains, ça lui a pernicié la pensarde. Maintenant il croit en permanence jouer dans un « J’abonde » (comme dit le Gros pour James Bond).
Il entre et me sourit Valentino.
— Hello ! me lance-t-il joyeusement.
Son aspect « troisième couteau » s’arrête là. L’arrivant a à cœur de se montrer courtois.
— Merci pour votre invitation imprévue, lui fais-je.
Il rit.
— J’espère que vous n’avez pas eu peur ?
— C’est un sentiment avec lequel je vis en assez bonne intelligence.
Mon ton léger l’en convainc.
— Je vois. C’est bien. Vous êtes directeur de la police parisienne ?
— Codirecteur.
— Le bruit court que vous recherchez des Français disparus ?
— Les nouvelles vont vite chez vous !
— Vous n’en avez aucune idée !
Comme il détonne par rapport à ses deux sbires brutaux ! Plus je l’étudie, plus je trouve en lui un être soucieux d’élégance et de bonnes manières. Oh ! certes, il met passablement à côté de la plaque, mais il a la volonté de « paraître ».