Nous buvons du champagne que l’exquise enfant rote à grandes feulées. Le Dabe s’extasie :
— Voyez cette innocence, Antoine. Ses borborygmes révèlent sa nature spontanée. J’ai grande envie de l’emmener à Paris. Je suis seul dans mon hôtel de la rue d’Andigné. Je pourrais l’installer en une chambre contiguë à la mienne. Et je jouerais les Pygmalion. Je lui enseignerais les usages, l’habillerais grande couture, la sortirais dans des endroits chics. Elle deviendrait ma chose, comprenez-vous ? Je promènerais pour ainsi dire ma passion en laisse, comme on balade un sloughi. Sur mon passage, les gens chuchoteraient : « Tiens, voilà Achille Hachille et sa petite Chinoise ! ». De temps en temps, je lui ferais sucer quelque vieil ami afin de renforcer son personnage de ravissante esclave.
Il s’y croit déjà ! Imagine cette fin de vie amoureuse triomphale.
— Par exemple, poursuit le Dabe, il faudra que je la fasse élargir car j’ai le pompon endolori, mais la chirurgie accomplit des merveilles.
Il en parle comme de chaussures trop étroites qu’il convient de confier à un cordonnier. Ah ! cher boss rutilant de vanité ! quelle joie de le retrouver intact dans son égoïsme de vieux jouisseur pervers. Il y a une espèce d’innocence dans ses propos machos. Il demeure un enfant gâté, toujours prêt à opérer un quelconque Anschluss pour s’approprier les jouets qu’il convoite.
— Allons dormir ! finit-il par décider après avoir coulé sa meilleure main sous la robe fendue de Fan Dé Chi Choun. Il n’est pas exclu que je l’honore d’une dernière troussée.
Dans le milieu de la nuit, mon turlu trémulse. C’est le Dabe. Voix neutre, presque rogue. En aurait-il fini avec son pouvoir copulateur ?
Faute de mieux, j’enfile ma robe de chambre et accours. Le trouve assis dans un fauteuil, le buste très droit, le regard pareil à deux trous percés dans une tenture mortuaire.
— Problèmes ? interrogé-je.
— Elle est partie ! jette-t-il brièvement.
— Vous vous êtes disputés ?
— Du tout : je dormais. Elle a emporté tout mon argent, ma montre, ma chevalière et l’épingle de cravate que je tenais de feu mon père.
— Elle a tué la poule aux œufs d’or, cette petite salope, soupiré-je.
Il sévérise :
— Z’en prie, Antoine, modérez votre langage. Cette petite sort d’un milieu où on lui a enseigné la prostitution et la rapine ; je n’aurai que plus de mérite à l’arracher de la fange.
— Car vous comptez la rechercher ?
— Et la retrouver, oui, mon cher. Ah ! il est pugnace, le vieil Achille ; il ne se laisse pas démonter aussi facilement. Bon, vous m’accompagnez ou y vais-je seul ?
— Où cela, patron ?
— Au Gai Paris, voyons. Je vous fous mon billet qu’elle y est allée directement en sortant de ma chambre. Dans son esprit, je suis parti pour de beaux rêves et ne dois découvrir le larcin que demain.
— Valable, admets-je. Eh bien ! allons-y !
Retour à la case départ.
Des heures se sont écoulées depuis notre première venue et l’ambiance n’a pas changé. La même faune qui copule dans l’ombre. Les serveurs pédoques avec leurs sous-vêtements de femme. La musique fissureuse de tympans (voire de cerveaux). Nous décidons de nous partager le boulot, Chilou et moi. Il commence par l’entrée, moi par le fond.
Lorsqu’on se retrouve, vers le milieu de cette ménagerie, nous sommes bredouilles : pas plus de Fan Dé Chi Choun que d’expressions argotiques dans une ode de Paul Claudel au Maréchal Pétain.
Le Vioque est désemparé. La disparition de sa petite bandeuse ruine son allégresse retrouvée.
— Et maintenant, que vais-je faire ? me demande-t-il.
Je me retiens de lui répondre qu’il peut le chanter, comme l’a fait Bécaud.
— Si vous ne la retrouvez pas, vous chercherez une autre camarade d’ébats, philosophé-je. Ce qui importe, c’est d’avoir réintégré votre virilité. Vos prouesses récentes sont le gage d’une totale résurrection.
— A la poudre de cantharide, soupire-t-il, amer.
— Et alors ? Dédaigne-t-on une voiture parce qu’on met de l’essence dedans pour la faire avancer ?
Voilà, j’ai trouvé le bon argument.
— Diable d’optimiste ! s’écrie-t-il. Buvons donc une vodka glacée pour nous stimuler.
J’évite de lui objecter qu’à pareille heure et après notre voyage, rien ne serait plus stimulant pour moi que mon lit.
Nous attaquons la troisième Moskowskaya lorsqu’un important personnage s’insinue jusqu’à nous à travers la foule du bar. Il ressemble à Charles Bronson sans le côté shar-pei vérolé. Moustache en virgules de chiottes, paupières gonflées au gaz de ville et l’air faussement terrible d’un mou qui joue au dur devant sa glace.
Ayant travaillé des coudes, il dépose ceux-ci sur l’acajou du rade.
— Tsing kouan wong ! lance-t-il à l’un des barmen.
Qu’illico, ce dernier verse une énorme rasade de gin dans une chope qu’il finit d’emplir avec de la bière. M’est avis que si je m’enfilais deux trucs commak à la suite, je rentrerais en marchant sur les genoux et en utilisant ma queue en guise de canne.
Le mec s’enfonce les deux tiers du breuvage, puis rote langoureusement. Ils mettent de la volupté partout, ces Asiatiques.
Soudain, j’éprouve une piqûre à la cuisse droite, comme si un insecte me dardait. Je vais pour le chasser quand le faux Bronson fait avec brusquerie :
— Non !
— Pardon ?
— C’est moi qui vous pique, dit-il, ne bougez surtout pas. J’utilise une minuscule seringue contenant une décoction de curare. Il suffirait que j’enfonce du pouce le petit piston pour que vous vous écrouliez raide mort devant ce bar : crise cardiaque.
— Intéressant ! fais-je. Ça correspond à quoi, très exactement ?
— Je vais vous expliquer.
— J’aimerais bien, mais est-il indispensable que je garde cette foutue aiguille dans ma chair pour discuter ?
— Tout à fait.
— Eh bien, faites donc.
— Que dites-vous ? murmure le Vieux.
— Je soliloque, Achille.
— Il y a un adolescent qui me cherche, avoue-t-il ; je ne pense pas donner suite après les prouesses que je viens d’accomplir.
— Pouvez-vous vous écarter de moi légèrement, ami très cher ?
— Je vous gêne ?
— Un peu.
Il se distancie de vingt centimètres, ce qui est malaisé dans cette foule. Aussitôt, j’exécute un bond de côté, ce qui déplante la seringue ; synchroniquement, je chope le poignet de mon agresseur. Etreinte d’acier. Je tords. Il geint. Je volte. Cramponne la seringue qu’inventa le bon Savoyard Pravaz. La lui flèche à mon tour dans le prosibe. Tout cela en moins de trois secondes et dans l’indifférence générale.
— Reprenons, murmuré-je à l’oreille du Bronson thaï. Surtout ne bougez pas, car moi je n’ai guère l’habitude de cette arme subtile et un faux mouvement est vite fait.
— Vous avez tort, dit-il d’une voix blanche.
— Pensez-vous, j’applique la règle d’un jeu que vous avez vous-même inventé. Qui êtes-vous ?
— Il y a plusieurs hommes à moi dans cette salle, il avertit au lieu de décliner son identité.
— Croyez-vous qu’ils peuvent empêcher mon pouce d’exercer une pression de quatre millimètres ?
— Je dis un mot et vous prenez une lame de dix-huit centimètres dans le cœur.
— Seulement vous serez mort avant, mon vieux, si votre seringue contient ce que vous dites. Je trouve ces simagrées ridicules, et même de mauvais goût. Moi, quand j’ai quelque chose à dire, je le dis, quelque chose à demander, je le demande ; et si l’on ne me répond pas, j’insiste, à ma façon qui est brutale mais directe.