Quelle bizarre enquête dans ce pays où le sens des valeurs a disparu, où la vie humaine ne signifie rien, où le crime fait partie de l’existence, où la prostitution s’opère à tous les niveaux et constitue une espèce d’industrie agréée par les pouvoirs publics.
Les coolies lancent un appel qui fait songer à quelque cri d’oiseau exotique. Ici, on suit la voie hiérarchique, ce sont les gorilles de M. Shû qui s’approchent, regardent, se tournent en direction de leur maître et lui font signe. Le blanc gandin remise son polissoir à ongles et va rejoindre le groupe. Il est debout devant la fosse, superbe. Etrange et belle silhouette, mystérieuse. Figure de romans d’action !
Il dit des choses brèves ponctuées de gestes qui le sont davantage. Ensuite, il m’apostrophe :
— Si vous voulez bien venir…
Je viens.
Pas joyce.
Deux corps terreux. Vision insoutenable d’un enfer de guerre. Un homme, une femme qui furent roués de coups. Visages tuméfiés. Il y a un trou à la place d’un des yeux de l’homme. Les bouches des suppliciés, ouvertes et emplies de glaise paraissent tenter un ultime appel.
Allons, du cran, mon Sana, tu n’es ni une femmelette, ni une souris !
Je m’agenouille au bord de la fosse, mets mon Minox en batterie et commence à flasher les deux morts.
Les assistants s’écartent des cadavres afin de me les laisser mitrailler à ma guise. Note que, mitraillés, ils le furent déjà, les pauvres. Une balle a fait éclater la calotte de la pauvre Rosy, tandis que Trembleur, son jules, s’est morflé deux bastos en pleine bouille : l’une sous le nez, l’autre dans l’œil gauche.
Ce qu’il y a d’hallucinant dans ce spectacle, c’est que seules les têtes sortent du sol.
— Peut-on dégager l’une des mains à chacun d’eux ? demandé-je à Shû.
Il traduit. Les coolies s’activent et exhument rapidement une paluche de la femme puis une de l’homme. Alors je saute dans la fosse pour la vérification ultime.
Après avoir nettoyé la pauvre main féminine à l’aide de mon mouchoir, je pose ses doigts à l’intérieur d’une boîte encreuse pour, après, les appliquer sur des feuilles de bristol. Je réédite l’opération sur son compagnon d’infortune. Les autres me regardent agir avec une inhumaine indifférence. Quand j’ai achevé ma triste besogne, Shû me tend la main pour m’aider à sortir du trou.
— Que fait-on des corps ? me demande-t-il.
— Pour l’instant on les laisse sur place, tranché-je.
Lui, il s’en fout.
Avant que je ne remonte dans son bolide, il me sort une brosse à habits de sa boîte à gloves pour m’inviter à nettoyer la terre qui macule mes vêtements ; je suppose qu’il entend ménager ses coussins.
— Vous savez pourquoi on les a assassinés ? je murmure au bout d’un moment.
— Aucune idée.
— Mais vous savez qui les a tués ?
— Ce n’est pas mon affaire.
— Comment avez-vous appris que leurs corps se trouvaient près de cette rizière ?
Il a une mimique impatientée.
— Ça, c’est mon affaire ! répond-il durement. J’ai rempli mon engagement, non ?
— Tout à fait.
— Donc, on va chercher l’autre moitié des dollars ?
— Evidemment.
Il branche la radio. Une musique nasillarde retentit, qui me râpe les nerfs.
Il est sur la terrasse de son apparte, Chilou, à faire dorer sa calvitie en savourant une vodka-fraise. Recette : tu mets une rasade de sirop de fraise dans un verre, t’ajoutes un peu de jus de citron, deux glaçons, et tu remplis de vodka jusqu’à ce que les glaçons dépassent du verre. Notre déesse est nue, à ses pieds, sur une natte.
Parfois, Achille lui dit :
— Encore !
Alors elle se lève, vient acalifourchonner son seigneur et maître à la hauteur de son visage pour qu’il lui fasse minette tandis qu’elle s’interprète simultanément un délicat vibrato. Quand elle est arrivée à bon port, elle désenfourche le « bain de soleil » de Chilou et le Tondu se cogne une lampée de vokda-fraise pour faire passer le goût de sa chatte. La vie bien comprise. Un jour, j’écrirai un book ainsi intitulé : « La Vie bien comprise ». Dedans y aura tout ce que j’ai retenu de l’existence : la saloperie des autres, leur perfidie, leur mesquinerie, avidité, jalousie, orgueil. Qu’ils sont juste bons à sodomiser, ou à te pomper le nœud parce qu’ils ne deviennent vraiment eux-mêmes que lorsque le désir les mène. Je raconterai bien tout avant de canner, de tirer révérence. Tout, telles que je les ai vues aux prises, ces saletés vivantes. Je dirai aussi leur inconscience, la manière qu’ils passent leur vie à ignorer qu’ils vont crever, et combien, cependant, c’est facile de claquer ! Combien chaque seconde qu’on passe sur cette terre tient du prodige, du miracle. Mais eux, les fanfarons à cocardes, ils roulent des mécaniques. « La Vie bien comprise » ! C’est noté ! Je le commettrai ce bouquin en forme de bras d’honneur.
D’autres, pas beaucoup, en ont écrits avant moi, mais y en aura jamais assez ! Et ils serviront jamais à rien, juste à s’épancher la bile ! A laisser peut-être aussi la trace d’un mécontentement d’homme parmi les pourceaux en folie.
Donc, Achille en grande félicité à l’orée de son vieil âge, déguste le plaisir par tous ses pores : soleil, sexe, alcool, vanité de mâle. Une forme de bonheur terrestre il ressent. Dans les béatitudes, il vagabonde, corps et esprit.
— Je ferai grande provision de ce produit aphrodisiaque avant de repartir, m’assure-t-il. Et quand mon stock sera épuisé, je reviendrai en chercher.
L’enquête est passée loin au-dessus de sa tête de nœud, Chilou. Il ne pense même pas à me demander des nouvelles de l’exhumation.
Il murmure :
— Peut-être devrais-je songer à m’installer en Thaïlande, carrément. Les filles y sont si fabuleuses. Je croyais la première irremplaçable et cette nouvelle la vaut dix fois ! Je sais bien que si nous l’emmenons avec nous, voire, si NOUS l’épousons, un jour prochain le bel oiseau s’envolera pour s’aller percher sur d’autres queues ! Oui, le plus sage est de demeurer. J’arrangerai mon séjour avec les autorités. Et puis je louerai une suite à l’année dans ce royal hôtel. On m’y fera des prix. Et quand on ne m’en ferait pas, au diable l’avarice, Antoine ! Qu’en dites-vous ?
Je me sers une vodka-Coca bourrée de glaçons gros comme la banquise qui a expédié le Titanic par le fond.
— Sur le plan de la sexualité, vous y trouverez certes votre compte, Achille, mais songez à l’aspect intellectuel ! Ce sera le désert !
— Intellectualisme mon cul, San-Antonio ! J’en ai ma claque de penser noble. Je veux retourner à l’état sauvage, redevenir rugueux, et puis mal équarri, arboricole s’il le faut, chasser la femelle de branche en branche ! Manger avec les doigts, boire ma vodka à la bouteille, péter fort quand le vent se lève en moi, déféquer dans les halliers, perdre ma langue au profit de l’onomatopée…
— Tout cela au Mandarin Oriental ? souris-je.
Il rit à son tour.
— Allons, boss. Vous êtes le dernier gentleman de Paris, vous n’allez pas devenir un Tarzan petzouille ! Du cul, il y en a sur toute la planète et aux Champs-Elysées davantage qu’ailleurs.
Là, il se marre. Me tend la main, me malaxe les salsifis avec tendresse.
Puis le sens des réalités lui revient :
— Et alors, l’expédition de ce matin ?