Ouf ! Ça tardait !
— On a déterré un couple qui fut torturé avant d’être abattu, car dans votre paradis thaï, on ne pratique pas que l’amour.
— Et ce sont bien les amants que nous recherchions ?
— Non.
Là, il se désallonge pour s’asseoir en biais sur son bain de soleil.
— Voyez-vous, boss, soupiré-je, j’ai une épouvante dans les tripes. Je crains fort que notre astuce (j’ai la charité de ne pas dire « votre » astuce) n’ait causé l’assassinat de deux personnes. Ces gens cupides, sachant que nous étions prêts à payer une forte prime contre la preuve de ces morts et n’ayant pas ceux que nous cherchions sous la main, n’ont pas hésité à en « fabriquer » deux autres.
— Vous en êtes certain ? balbutie le Bandeur bandant d’une voix blême.
— J’ai approché et touché les cadavres : il était clair que leur mort remontait tout juste à vingt-quatre heures. Mieux ! la preuve absolue : j’ai prélevé leurs empreintes, et celles-ci ne correspondent pas à celles de Mile Déprez, ni de M. Trembleur dont j’avais eu soin de me munir au Service des Cartes d’identité de la préfecture de la Seine.
— Vous avez démontré sa terrible entourloupe au bandit, au lieu de lui verser l’autre moitié de sa « prime » ?
— C’eût été la dernière chose à faire, car il y allait de notre salut. Au contraire, je lui ai remis ce qu’il attendait et nous nous sommes séparés « bons amis » (bonzes amis), du moins je l’espère.
Il est accablé pour de bon, le Dabe. Au point que sa vieille bite lui semble brusquement dérisoire !
— Que faire, Antoine ? Admettre notre impuissance ?
— Jamais, Achille !
— Bravo !
— Je vais tout reprendre de zéro, n’importe les conséquences.
— Vous avez raison !
De longues embarcations étroites, dont l’hélice minuscule se trouve à l’extrémité d’un arbre de transmission de plus de deux mètres, passent en pétaradant sur le fleuve, pilotées par des indigènes en loques. Certaines transportent des voyageurs et d’autres des marchandises à l’arrimage précaire. C’est coloré, pittoresque. Notre palace est une espèce d’île luxueuse dans un océan de misère. Le tohu-bohu de la circulation insensée monte à notre terrasse (les appartements, eux, sont insonorisés).
Je pense aux deux cadavres près des rizières. Sommes-nous responsables de ces morts ?
Je décroche le bigophone pour demander qu’on m’affrète une voiture de maître à la journée.
— Je vais avec vous, décide le Dabuche.
— Surtout pas, Achille. Vous devez occuper le P.C. pour veiller au grain ; si j’ai besoin d’aide, je saurai où en trouver !
On l’a toujours avec de jolies formules, ce gland ! Tu balances de l’air dans sa baudruche avec cette pompe à pied qu’est la vanité, et il se met à rupiner. Faut pas craindre : il est conçu pour la dilatation, ce kroum.
— Vous serez de retour pour le déjeuner, Antoine ?
— Bien sûr, réponds-je.
Mais j’aurais dû tourner sept fois ma langue dans la chatte de notre charmante invitée, avant de répondre.
Dans le genre de galère où je suis embarqué, on propose, mais ne dispose pas.
Tu vas t’en rendre compte avant que le soleil n’aille illuminer notre chère France.
UNE VISITE QUI TOURNE MAL
La Klong Rent-a-Car Agency occupe tout le rez-de-chaussée d’un building quelque peu excentré. Au-delà, il y a le marché flottant, les canaux vaseux, les cahutes de guingois. Ça fouette le poisson tourné, le légumineux sûr, la merde asiate. Des touristes à majorité japonaise mitraillent la région à qui mieux mieux. Ils portent des chapeaux de paille, ou des mouchoirs noués aux quatre coins pour se garantir du mahomed (si je puis appeler ainsi le soleil dans ce pays bouddhiste).
Ma tire, une majuscule Jaguar vert d’eau, conduite par un petit Thaï à poil ras, roule avec lenteur à travers cette carte postale, avant de virer sur un terre-plein bordant l’immeuble.
L’agence de location est vaste, moderne, largement vitrée. Un hall d’accueil réparti en comptoirs est plein d’une fraîcheur suave due aux appareils d’air conditionné. Une douce musique indigène crée l’ambiance exotique dont rêvait le touriste dans son appartement de Coventry ou de Chènevières. Des filles en uniforme blanc et jaune, dont la jupe est fendue jusqu’à l’aisselle, s’activent dans cette ambiance artificielle, des sourires incarnats accrochés à leurs lèvres, dirait mon pote Aznavour (que tiens, j’ai reçu une carte postale de lui avant de partir ; il était en Thaïlande avec son dernier fils ; ça ne s’invente pas !). On s’empresse pour me satisfaire. Bouches de miel, yeux en pépins de pastèque. Je réclame le chef pour recueillir des renseignements d’ordre privé. Une très belle me conduit dans une pièce aux parois de verre trop dépoli pour être au net. Meubles design. Derrière un grand bureau en forme de haricot se tient une boulotte pas belle, dont la peau est aussi appétissante qu’un dégueulis d’hépatique sur un trottoir, en train de téléphoner en n’utilisant rien que des consonnes et la voyelle « i ». Véhémente, la mère. Ou alors c’est l’intonation propre aux gonzesses d’ici ? En tout cas elle mouline crécelle, et a une allure de toton ronfleur.
J’attends qu’elle ait achevé son turlu et m’approche en amorçant une courbette asiatique de grand style.
— Navré de vous importuner, fais-je en anglais, mais j’ai besoin d’avoir une conversation avec vous, madame.
— Vous pouvez parler français, dit-elle, je suis vietnamienne.
Son zozotement niac mis à part, elle use de notre belle langue presque aussi bien que le font MM. Marchais et Tapie.
Son amabilité est limitée. Je sens la femme débordée par ses occupations.
Sans tergiverser, je lui résume le topo qui m’amène à Bangkok. Le couple disparu qui a quitté son hôtel à bord d’un véhicule de sa compagnie. Lui fournis la date de ce départ, et même l’heure.
Elle griffonne des notes au crayon sur un bloc, puis fait déplacer son siège roulant jusqu’au clavier d’un ordinateur sur lequel elle tape d’un doigt dexter[9].
Sa manœuvre déclenche des textes sur l’écran de verre. J’aperçois aussi des chiffres. La virtuose continue de tapoter. Au bout d’un moment, elle déclare :
— M. Trembleur et Mme se sont fait conduire à Phuket, hôtel Tak Heuband.
Brusquement, j’ai l’impression qu’on vient de brancher la ventilation dans une pièce torride.
— Et ils y sont parvenus à bon port ? demandé-je d’un ton foireux.
Ma question la choque.
— Certainement, monsieur ; la course a été réglée par carte de l’American Express.
— Pourrais-je m’entretenir avec le conducteur de la voiture qui les a conduits là-bas ?
— S’il est ici, cela ne présente aucune difficulté. Elle vérifie le nom du mec en question et c’est pile le blase que m’avait annoncé le portier de notre hôtel.
Elle fait :
— Il s’agit de M. Sim. Je m’informe au service du roulement pour demander où il se trouve.
Elle jacte devant un micro et j’entends sa voix réverbérée par un écho, tout près d’ici. Son téléphone intérieur clignote. Elle décroche, écoute.
— M. Sim est allé conduire des clients à l’aéroport, me révèle le pot à tabac ; il devrait être de retour dans une heure environ. Si vous souhaitez l’attendre, nous avons un salon à votre disposition.
Je lui réponds que merci-bien-je-vais-aller-faire-un-tour-au-marché-flottant-pour-passer-le-temps.
A quoi elle répond d’une mimique signifiant quelque chose comme « C’est-ton-problème-mon-gars-chacunfait-fait-fait-ce-qui-lui-plaît-plaît-plaît ». Et se replonge à corps perdu dans son boulot, ce qui est la meilleure utilisation qu’elle puisse en faire car elle n’est pas laubingue.