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Ce marka lacustre, depuis que je suis au monde, j’en vois épisodiquement des images, avec ses barcasses plates collées bord à bord et chargées à couler de denrées. Marchands et marchandes en costume du pays, brouhaha perçant, odeurs d’épices et de nourritures chancelantes, de vase aussi. Cela fait partie des hauts lieux incontournables du tourisme international. Une circulation par voie fluviale continue de s’opérer et les remous des hélices font tanguer les montagnes de victuailles des bateaux-boutiques.

— Promenade, Sir ? me propose un petit freluquet jaune portant un bandeau rouge autour de la tête.

Je lui fais signe que non, mais il insiste :

— Vous me donnerez ce que vous voudrez, et je connais un endroit.

Il cligne de l’œil, brandit un pouce fortement spatulé et ajoute :

— Vous n’avez jamais vu !

Alors je me réflexionne que, tant que d’avoir une heure à flinguer, autant l’employer à découvrir du folklore pas piqué des charançons, non ? Faut s’instruire, dans la vie. Oh ! il va probablement me conduire chez des pétasses malfamantes dont la spécialité est de te passer le Popaul à l’huile d’amande douce pour pas en faire jaillir des étincelles, mais le dépaysement a ses charmes, si les dames en question n’en ont guère.

— O.K. !

Sa barque est amarrée un peu plus loin à un piquet pourri.

J’y prends place en me gaffant de ne pas tomber à l’eau, cette dernière possède une couleur et une odeur qui ne m’emballent pas.

Le navire du freluquet est propulsé par un vieux Johnson de 5 cv qui éternue de l’huile comme un perdu. Malgré tout, nous nous déplaçons rapidement sur ce canal inerte. Le pilote louvoie entre les barques en essaims. Ça me fait penser à la place de l’Etoile à 6 heures du soir. Tu ne mettrais pas la main entre deux bagnoles, et cependant personne ne se heurte.

L’embarcation se dégage du marché et emprunte un canal secondaire bordé de hauts bambous. Où diantre m’emporte-t-il, le gondolier ? Curieusement, je n’ai pas d’appréhension. Je pourrais craindre un braquemard (pardon : un traquenard), mais je suis confiant comme Sainte-Honorine, dirait Rocard, qui a parfois le sens de l’humour très affûté.

Le canot fonce à travers ces bambous-là et son doux sillage s’écrase vite contre les étroites rives du canal.

— C’est encore loin ? lancé-je au zig.

Avec son bandeau rouge, il fait corsaire d’opérette.

— On arrive ! me dit-il en montrant, émergeant des hautes plantes, un toit en pagode.

Encore un moment de pétarade, et nous débouchons sur un plan d’eau servant de parking à d’autres embarcations du même type que la nôtre. Une construction peinte en vert, d’assez fortes dimensions, se mire dans la flotte du bassin. Elle fait songer à quelque temple et je me dis qu’en fin de compte, mon piroguier va me montrer l’un de ces bouddhas à la mords-moi-le-paf dont ces pays ont le secret : qu’y a rien de plus gerbant que ces gros lards à l’obésité triomphante. Ils ont beau les représenter en or ou en jade, je trouve ces divinités affreuses, inhumaines surtout, ce qui est grave pour un dieu ! On a, à la maison, un cœur-sacré-de-Jésus en plâtre véritable qu’une bonne portugaise nous a ramené de ses vacances et qui en jette comme tu peux pas te rendre compte. Le Seigneur ressemble à un garçon coiffeur pour dames de la banlieue de Lisbonne. Je préconisais une maladresse délibérée pour en finir avec cette œuvre d’art, mais ma Féloche qui est pieuse a prétendu que, kitch ou pas, ce buste se voulait la représentation du Seigneur, qu’il avait été vendu et acheté en tant que tel et que le détruire relevait du sacrilège. J’ai approuvé la justesse de son raisonnement ; depuis lors, le « Cœur Sacré » trône sur une commode, dans la chambre d’amis, entre un bougeoir de cuivre et la photo de grand-mère jeune fille. Alors je me dis que pour les bouddhas, je dois rengracier et tolérer leur hideur puisqu’ils figurent Dieu pour certains de mes frères humains.

Tu peux comprendre ça ?

T’es sûr ? Avec toi, j’ai toujours peur.

Mon mentor m’entraîne vers le bâtiment au toit en cils de travelo. La porte passée, tu débouches dans un local agrémenté par des espèces de meurtrières, mais la lumière d’ici est si intense qu’elles suffisent à éclairer la pièce. Celle-ci n’est meublée que de banquettes au velours pelucheux sur lesquelles sont assis quelques Occidentaux à l’air gêné. Une hôtesse affriolante, habillée de deux marguerites en tissu et d’une étroite cucul-jupe, va de l’un aux autres pour proposer du thé. Sa théière ainsi que les minuscules tasses reposent sur un éventaire à courroie qu’elle coltine sur son ventre. La scène fait très « orientale », on se croirait dans un vieux book de Claude Farrère.

Mon corsaire pour Club Med me dit de prendre place.

— Pour quoi faire ? lui demandé-je.

— Pour attendre votre tour !

Moi, les endroits à cul où l’on gueule : « Au suivant », ne m’ont jamais inspiré.

— Je n’ai pas le temps ! tranché-je.

Le gars me sourit.

— Alors, vous visitez seulement ? La visite, c’est vingt-cinq dollars.

— D’accord !

Le freluquet me guide jusqu’à une dame que je n’avais pas vue car elle se tient derrière un paravent. La sous-mactée, je présume. Il lui parle et m’indique que c’est à elle que je dois allonger les verdâtres.

Ce dont je.

Cette taxe de séjour étant acquittée, il m’entraîne vers une porte à laquelle il toque. Un gros balèse ouvre. Il porte un long vêtement de soie noire avec des brodures jaunes, ainsi qu’un bonnet rond assez semblable à ceux que mettent les chirurgiens.

Me voici dans un long couloir identique à celui d’une prison. Des portes se succèdent, à droite et à gauche. Un panneau vitré est ménagé dans chacune d’elles. A l’intérieur, un petit rideau permet de l’obstruer, mais la plupart restent ouverts, permettant de voir ce qu’il se passe dans la pièce.

— Regardez ! invite le batelier. C’est très intéressant.

Je regarde.

Intéressant ! Il a dit intéressant ? Je le massacrerais pour un tel adjectif !

L’ignominie ! J’en ai vu, des choses pas reluisantes, voire carrément abjectes. Oh ! que j’en ai vu ! Mais des qui atteignent un tel degré d’abomination, jamais encore.

Figure-toi un grand canapé bas d’au moins trois mètres de large. Et là-dessus, un gros bonhomme au pantalon tombé sodomise un enfant de cinq ans à peine. Un gémissement m’échappe, fait d’indignation, de pitié et de honte. Le pauvre petit être se tient agenouillé sur un énorme coussin carré, les bras autour de sa tête et le salaud le pénètre à grands coups de reins, une expression libidineuse sur le visage. Il prend un panard monumental, ce monstre, s’assouvit avec une rage voluptueuse en regrettant presque que l’enfant ne crie pas de souffrance. Mais le pauvre ange qu’on prostitue a dépassé le stade de la douleur. Une sombre passivité annihile en lui toute réaction. Il se laisse forcer sans moufter et, qui sait, peut-être s’ennuie-t-il, à ce degré de totale soumission ?

Moi, tu me connais. Ou si tu ne me connais pas, t’auras entendu parler de moi par Pierre, Paul, Jacques ou Léon. Un môme, c’est sacré ! Qu’on les trucide à Sarajevo ou ailleurs, ces petits d’homme, me met l’âme en torche, mais que d’infâmes jouisseurs paient pour les sodomiser, je deviens fou à quatre-vingt-dix degrés !

La porte est fermée de l’intérieur par un loqueteau. J’en ai raison d’un coup d’épaule. Me précipite sur le sodomite de bambins, l’arrache du petit oignon de l’ange-pas-déchu. Un enfant n’est jamais déchu, quoi qu’il fasse. J’aurais un ya sur moi, ce gros goret, je lui couperais le zizi, qu’il a tordu comme un guidon de vélo. Ce à quoi il a droit, d’or et d’orgeat (Béru dixit), c’est à un coup de boule en pleine vitrine ; je sens craquer du cartilage, de l’os peut-être même ? Je le fais reculer, il se prend les paturoches dans son bénouze et tombe à la renverse. Je lui balance alors un coup de talon dans la roustonnerie, susceptible d’écrabouiller un rhinocéros adulte. Ça l’évanouit, le gueux.