Le voilà torse nu. Ces précautions te paraissent sans doute dérisoires, à moi elles semblent sages. Son accoutrement ainsi modifié, le jeune homme ne correspond plus au signalement qu’on est susceptible de donner de lui. Commak, il est anonyme. Par contre, c’est bibi qui détonne. Il faudrait… Quoi, que faudrait-il ?
Je me déloque du haut. Peut-être suis-je moins voyant ainsi ?
Le petit gars a compris mes intentions. Il se baisse et, sans lâcher son gouvernail, saisit quelque chose sous la planche fixée à la poupe. Il me tend un chapeau conique, en paille tressée, dit « chapeau chinois » chez nous autres, Occidentaux.
Je m’en coiffe. Si je me tiens penché, il est virtuellement impossible de voir que je suis un Européen.
— Pourquoi ? lui demandé-je, bouleversé par son aide spontanée.
Il dit :
— J’ai passé douze années au club.
— Quel club ?
— Celui d’où nous venons.
Je pige tout, en grand.
— Tu veux dire que tu as été un enfant prostitué, toi aussi ?
— Oui. Quand j’ai eu passé l’âge, Nan m’a employé comme rabatteur. A présent je recrute les clients pour les conduire au club.
— Nan, c’est l’homme en blanc ?
— Oui, Shû Nan.
— Tu trouves que j’ai eu raison de lui tirer dessus ?
— Oh ! oui ! J’aurais tant voulu pouvoir le tuer, moi ! J’aurais pris un bambou affûté pour crever ses yeux, ensuite je lui aurais coupé le sexe et j’aurais bourré le trou de petits piments rouges.
Là, pour la première fois, il s’anime. Une transe, issue d’un rêve inlassablement répété, le fait frémir.
— J’aurais attendu des jours avant d’enfoncer mon bambou dans son cul jusqu’à ce qu’il lui ressorte par sa bouche !
Il sourit à la scène qu’il a construite au fil du temps et qu’il peaufine, nuit après nuit.
— C’est dommage, soupire-t-il. (Puis, craignant de m’avoir désobligé :) Mais je suis très content tout de même.
Je lui tends la main.
— Comment te nommes-tu ?
— Chi O Po.
Il touche le bout de mes doigts, fugitivement, sans effusion.
— Quand on nous arrêtera, je dirai que vous m’avez obligé à vous conduire, non ?
Pratique, le garçon.
— Evidemment, je le dirai même avant toi, et on me croira puisque j’ai conservé le revolver du gardien. Tu estimes qu’il est fatal qu’on m’arrête ?
Il opine.
— Oui, fatal. On ne peut pas tuer Nan et s’en sortir : tous les chefs du pays vont s’y mettre. Et quand ils vous trouveront, si vous avez le temps, tirez-vous vite une balle dans la tête, sinon votre mort serait trop terrible : ils vous découperaient vivant et ça durerait des jours et des jours. Oh ! oui : gardez bien une balle pour vous, Sir. Ce sera le plus beau cadeau que vous vous serez jamais fait à vous-même.
Sympa, non ?
Dans un arbre géant bordant la rive, deux singes s’épouillent avec gravité. Je les envie !
Au bout de ce canal, il y en a un autre, un peu plus large, avec de la circulation. Je me tiens courbé en avant. Heureusement que j’ai le corps bronzé. Si j’avais la couleur d’une merde de laitier, j’attirerais les regards.
J’ai beau gamberger, je ne parviens pas à organiser un plan valable. Mes projets de projets avortent à peine conçus. Toutes mes tentatives sont dérisoires. Fuir ? Où, jusqu’à quand ? Voilà bientôt une plombe qu’on navigue, sans autre but que de mettre de la distance entre le lieu « du drame » et son auteur. Je ne dispose que de peu d’argent : cinq cents dollars environ.
Soudain, Chi O Po se retourne.
— La police ! fait-il.
Effectivement, on perçoit un grondement de moteur qui ne ressemble pas aux autres car il est terriblement puissant.
— Jetez-vous à l’eau entre le bateau et la rive et tenez-vous à ce lien ! m’ordonne le garçon.
Dit ! Fait !
Me balance au jus mazouteux, algueux, putride.
Je suis allongé contre le canot, cramponné à un bout de cordage. Mon compagnon a ralenti l’allure. L’eau est au-dessus de moi et, pour respirer, je dois sortir la tête de la flotte. Des plantes fluides adhèrent à mon corps. Le pilote serre la berge pour me dissimuler, mais si des gens se tiennent sur la rive, ils risquent de me voir.
Le grondement s’amplifie. Je biche une grande goulée d’air et tente de battre le record du monde de plongée. Les manettes dans la tisane, je ne perçois plus très bien les bruits ; ils deviennent une rumeur improbable.
Je lutte désespérément contre l’asphyxie, me disant que chaque seconde d’immersion peut me sauver la vie. Malgré cette malenpointe, je constate que la vedette ralentit de plus en plus, qu’elle s’arrête. Seigneur, forget me not, please !
Je suis maintenant tellement bloqué contre la berge que je dois couler mon corps sous le barlu pour qu’il ne soit pas écrasé. Juste je conserve un bout de museau dans la courbure de la proue, mais pas de quoi m’épanouir. La vie heureuse, ce sera pour une autre fois.
Des chocs, du tangage accéléré, profond, qui me secoue, me fait boire tasse sur tasse.
Des voix de Niacs, aiguës, « quinchardes », comme disait ma grand-mère. Et puis le vrombissement du moteur éclate à nouveau. C’est la décarrade des matuches. La barque effilée est malmenée par le fort sillage du canot automobile. Elle ne doit pas être la seule à faire la fofolle sur la lance du canal. Les poulardins, s’ils s’en foutent de déclencher des tornades !
Longtemps, mon barlu continue de s’agiter, branlant du nez, tordant du cul. A la fin, ça se tasse. Tout se calme progressivement. J’attends le plus possible, puis je passe à l’avant de l’embarcation. Le canal semble désert. Personne sur les rives non plus.
J’émerge, saisis le plat-bord, commence un rétablissement. Madoué ! Stupeur complète : l’embarcation est vide. Plus de Chi O Po, les perdreaux aquatiques l’ont emporté. Avant de l’arrêter, on lui a laissé attacher son cuirassé après des branches qui trempent dans la baille.
Me voilà seul !
LA BELLE DE QUALITÉ
Tout seul !
Avant de me hisser dans la barque, j’essaie de comprendre. Au long de notre pauvre vie galeuse, nous sommes sans cesse confrontés à des mystères. Des grands, d’intérêt international, et puis des petits, voire des minuscules, individuels, quoi.
Réunissant mes facultés, je finis par décider ce qui suit : les perdreaux (ou d’autres gens aussi peu recommandables) se sont lancés à nos trousses. Peut-être ces poursuiveurs avaient-ils embarqué à leur bord quelqu’un qui connaissait Chi O Po, tel que le gardien du sérail que j’ai molesté, par exemple ? Mon brave petit complice a été reconnu. On l’a contraint de stopper. On lui a demandé ce qu’il en était de ma pomme. Il aura déclaré que je l’ai obligé à le débarquer en cours de route. Alors les mecs que je te cause l’ont forcé à venir avec eux afin qu’il leur montre l’endroit où j’ai mis pied à terre. Crois-moi, cette hypothèse est en béton et je suis prêt à te parier une nuit sur le Mont chauve contre une nuit avec ta femme que c’est bel et bien ce qui vient de se passer.
J’attends les directives de mon lutin, mais ce con doit faire la sieste car il me laisse quimper comme un vieux préservatif qui vient de servir une douzaine de fois.
Je dois donc décider seul.
Ça se présente commak :
Mon pantalon et mon slip sont détrempés, ainsi que mes chaussettes. Impossible de me déplacer avec de tels vêtements couverts d’algues vertes et puant la vase.
J’ai eu, fort heureusement, le bon réflexe en larguant mes pompes avant de plonger.
J’achève mon rétablissement afin d’inventorier le barlu. J’y retrouve mes fringues de l’hémisphère nord, mes ribouis, le bada chinetoque, plus un short plein de cambouis appartenant à mon brave Chi O Po. Je l’essaie, sans illuses, vu la minceur du sujet et je découvre, avec ravissement, que le vêtement ne lui appartient pas puisqu’il est quasiment trop large pour moi. J’enfile ma chemise après l’avoir mise en lambeaux, puis le short. Je recoiffe le bitos conique, passe mes mocassins légers, récupère mon larfouillet, mon pognozoff, le feu du cerbère et, ayant halé le barlu au plus près de la berge, saute sur celle-ci, abandonnant mes effets Cerruti.