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Sa réplique l’amuse énormément : rien de plus facétieux qu’un vieux lord britannouille légèrement gâtouillard et plein de scotch jusqu’aux paupières.

Le dabe se lève pour gagner la place voisine où est remisée notre limousine. Il marche droit, avec une certaine raideur. Allure compassée d’homme qui fut désœuvré tout au long de son existence et qui est passé maître dans l’art subtil de ne rien faire.

Brave type, pour un Anglais ! Laura, ma charmante compatriote, a eu la main heureuse. C’est chouette, quand tu es shampouineuse, de lever un vieux crabus plein de Rolls et de châteaux, qui te comble d’artiche et de cadeaux et raffole te voir tirer par un balèse chibré cosaque. C’est le Père Noël en kilt, ce lord !

Le loufiat couleur coliques vertes passant à portée de mes exigences, je lui réclame un second caoua. Dans moins d’une heure, pour peu que le petit Jésus y mette du sien, nous franchirons la frontière malaise ; alors je serai sain et sauf et pourrai me consacrer librement à la recherche de mes compatriotes disparus. L’imminence du salut me colle des picotis dans le fondement. C’est précisément pour conjurer cette démangeaison mal placée que les vieux Chinetoques se laissent pousser l’ongle de l’auriculaire (qu’on appelle chez eux l’auriculier). Par la même occasion, ils l’utilisent également pour se butiner les cages à miel.

Tandis que je touille mon caoua, voilà un Jaune saboulé milord, rutilant à bloc dans un costar de soie épinard. Il est coiffé à l’huile d’arachide et cache les bouffissures naturelles de ses paupières derrière des lunettes grandes comme des hublots de navire de plaisance.

Il appuie familièrement ses paumes sur ma table et murmure dans un anglais qui ne fera jamais oublier celui de Shakespeare :

— Me permettez-vous de vous offrir un verre ?

C’est le galantin pour « touristes esseulées » à l’affût d’un coup ou d’un sac à main à tirer. Il doit engourdir les diams de la charcutière de Charenton plus volontiers que sa culotte.

Je m’apprête à l’envoyer au hammam lorsque mon attention est mobilisée par un incident très déplorable.

Une voiture de couleur caca d’oie vient de stopper à la hauteur de lord Verygoodthankyou et deux vilains messieurs l’abordent : des mecs que s’ils interpellaient une vache pleine elle se mettrait à vêler de saisissement.

Moi, l’héroïque Sana, ni une ni deux. Je hèle le loufiat et d’un signe péremptoire lui enjoins de me donner la douloureuse. C’est le genre d’établissement où l’addition c’est juste un nombre écrit par le serveur sur la nappe en papier.

Douiller la douloureuse ne me prend pas plus d’une minute. J’abandonne, pour cause de précipitation, un pourboire qui va permettre au serveur d’acheter enfin une jambe de bois à son grand-père, victime d’un crocodile.

Le bellâtre aux larges lunettes fumées regarde ma fraîche comme si c’était Bernadette Soubirous en tournée d’apparitions.

Je me lève, il me suit.

Vitos, je moule le restau. Là-bas, l’Anglais est de plus en plus aux prises avec les deux méchants qui n’ont pas l’air décidés à lui proposer des photos suggestives. L’un des deux vilains a pris un talkie-walkie dans sa tire et jacte à toute vibure. Je l’entends d’ici. Le second examine les papiers de mon brave vieux lord ; pourtant, il n’a pas l’air d’un policier.

Dans les cas graves, je prends, presque à mon insu, des décisions fulgurantes.

— Où allons-nous ? demandé-je à mon suiveur, en féminisant ma voix et en entrouvrant mes lèvres peintes pour une promesse dévergondeuse.

Il sourit sous ses hublots de bathyscaphe.

— Vous voulez amour ?

— Oh ! que yes, my dear, very beaucoup, plize.

Et de me cramponner à son aileron de requin, sans trop lui faire sentir la fermeté de mes doigts à travers sa manche.

— Come with me !

— Jusqu’au bout du monde, mon chéri, et même plus loin si on a rétabli la route pour la planète Mars.

Il me drive dans un quartier pauvre. De temps à autre, je me retourne, à la dérobade, pour tenter d’apercevoir Sa Seigneurie. Ses bidons n’ont pas l’air de s’arranger. Les deux vilains le forcent à grimper dans leur tire et l’emportent. M’est avis que ça a été moins cinq pour ma pomme. Est-ce lâche de me carapater sans plus m’occuper du lord ? Mais que pourrais-je tenter de raisonnable ? Avec ses appuis, il s’en sortira sans trop de mal. Je me dis cela pour colmater les brèches de ma conscience mais, soit dit entre nous et l’arc de triomphe du Carrousel, je le sens mal barré, avec des brigands comme ceux auxquels j’ai affaire.

Mon « séducteur » s’engage dans une venelle sanieuse, dont le sol est fait d’une fange malodorante où des canards pas encore laqués barbotent voluptueusement. Cette voie étroite est bordée de masures déglinguées. On aperçoit des vieilles édentées, quelques moutards guenilleux, sans culotte, au sexe pas plus gros qu’une noix de cajou, pleurent de misère dans la gadoue puante. Univers désolé ; monde en perdition ; disgrâce originelle. Chaque fois, n’importe les circonstances, qu’il m’arrive de plonger dans la véritable détresse, j’éprouve un sentiment de rébellion et une désespérante colère. J’ai envie de hurler « Pourquoi ? Mais pourquoi donc ? » Et puis je la ferme, de crainte que Dieu ne me réponde pas.

C’est à peine imaginable, mais une sente s’ouvre dans la ruelle en question. Une vieille femme fume la pipe, assise sur son seuil. Elle n’a plus d’âge. Tu me la fourguerais pour deux cents ans, je te répondrais banco. Son regard bridé est complètement clos et sa bouffarde semble se consumer toute seule entre ses lèvres inexistantes.

Mon cicérone passe devant elle, sans un mot, et pénètre dans la bicoque suivante. J’en fais autant. Imagine une cahute en tôles prélevées dans de vieux bidons rouillés. On y a aménagé un âtre en briques. L’endroit ne prend la lumière que par la porte et un vague fenestron. Sur le sol : deux nattes de paille tressée. Contre les parois, quelques caisses accumulées tiennent lieu de placards de rangement et quelques clous de porte-hardes. C’est tout.

Le Jaune referme la lourde tant mal que bien. Elle ne comporte ni serrure ni verrou, juste un coin de bois qu’on bloque du bout du pied.

Cela fait, il ôte ses lunettes (en attendant mieux). Charogne ! Il a intérêt à les garder sur son moignon de blair. C’est pas un homme mais un orang-outan ! Imagine des sourcils proéminents, un regard très enfoncé et indiscernable, des pommettes que je ne pensais pas aussi saillantes. Pour un peu, il me flanquerait les chocottes, cet anthropoïde.

Un sourire épouvantable tord sa bouche.

Il avance sur moi ses deux paluches courtes et épaisses qui font penser à deux crapauds d’une espèce inconnue.

— You ve’y vice ! zozote-t-il.

Alors là, je craque.

Il dérouille un « une-deux » à la face avant de piger ce qui lui arrive, puis un crochet au menton capable de fêler une plaque d’égout et, pour terminer brillamment cette série, un coup de genou dans ses minuscules roustons qui doivent ainsi lui remonter jusqu’au sternum.

Voilà qui s’appelle avoir son compte. Le « séducteur » est étendu sur une natte en émettant un râle sourd, d’autant plus pénible à exhaler qu’il se sert de son nez aplati pour ce faire.

Je reprends mon souffle en le regardant gésir. Ma main me fait souffrir parce que j’ai mis trop de conviction dans cet emplâtrage express. Pourvu que je ne me sois pas cassé quelque chose… Je remue les doigts, puis le poignet. J’ai mal, mais ça fonctionne.

Alors, utilisant les miséreuses ressources de cette bicoque, j’entreprends de ligoter mon « Roméo ». Un gentil bâillon pour conclure. Le voilà absolument inoffensif.