Heureusement, mon pote guide ne songe pas à me seringuer. Son bras pend, avec l’arme au bout. Je l’en soulage. Il semble en état d’hébétude.
Avant de gueuler et quoi ou qu’est-ce, je mate la route. Déserte. J’ai du bol dans mon malheur. Rapide, je balance le corps qui se trouve à l’extérieur dans le bois que nous longions. Il gît au milieu d’un roncier inextricable.
Au loin, se pointe un énorme camion jaune qui ressemble à une fête foraine. Comme beaucoup de poids lourds dans ce pays de cons, il est constellé de feux multicolores, de peintures de pin-up, d’étoiles scintillantes. Une baraque foraine, on dirait !
Vitos, je me place côté route pour masquer le cadavre sanglant du conducteur ainsi que le pare-brise ruisselant de sang. Le camion passe. Puis c’est une bagnole déglinguée, et encore un camion aussi clinquant que le précédent. Enfin, une accalmie.
— Fous le chauffeur à l’arrière ! hurlé-je à mon camarade d’équipée.
Je dois le lui répéter avant qu’il ne s’exécute (après avoir exécuté les deux tomobilistes).
Juste qu’il achève le transbordement, quelques véhicules passent, en paquet, sans prendre garde à nous. Ensuite, j’enjoins à mon ami « Ça flingue » de se mettre au volant. Pas très prudent, car il claque des chailles.
— Ressaisis-toi, Ducon, et emporte-nous d’ici ; tu sais conduire, oui ?
— Oui.
Il pilote laborieusement, en grande lenteur de corbillard dans l’allée centrale du cimetière. N’importe ; l’essentiel est d’avancer, non ?
On parcourt quelques kils de cette allure funèbre, parfaitement appropriée à notre passager.
Pendant que mon camarade drive, je me livre à un acte pas très joli : je fais les poches du mort allongé à l’arrière. Y trouve une couleuvrine gros calibre à la panse garnie de six jolies bastos au groin doré. L’empoche discrètement. Juste que j’achève cette fouille, le mec ralentit et se range sur le bas-côté. Devant nous, à environ cinq cents mètres, la circulation semble agglutinée.
— Custom ! qu’il dit, l’apôtre.
La douane ! Mon guignol bat la chamade. Va-ce être la fin de ma terrifiante randonnée ? Ou bien touché-je au salut ? Prière de faire une croix devant la bonne réponse, et une plus grande devant la mauvaise !
— Il faut rentrer dans la forêt ! lui fais-je.
Il opine. Roule encore sur quelques mètres puis, après s’être assuré que la route est dégagée, il quitte cette dernière et pénètre sur une sente forestière, bien qu’elle ne soit pas carrossable.
Pas la peine d’aller bien loin pour que l’abondante végétation nous dérobe complètement à la vue des conducteurs. Les ceux qui nous ont vus plonger dans la sylve doivent croire qu’on cherche un coin pour baiser ou pour déféquer, les deux principales raisons qui incitent l’homme à s’isoler.
Au bout de deux cents mètres, nous sommes à l’abri des regards indiscrets.
— Ça suffit, dis-je à mon tueur personnel, nous allons continuer à pied. Sitôt que nous aurons passé la frontière, on se dit adieu et je te remets ce que je t’ai promis.
Mais le gonzier ne bronche pas. Un sourire lointain, de mec illuminé, écarte ses lèvres.
— Tu m’as entendu, tête de nœud ?
— Oh yé ! dit-il.
Son sourire s’accentue et le voilà qui sort de sous son cul tu sais quoi ? Mon revolver ! Pas celui que je viens de prélever, à son insu, sur le cadavre, mais l’autre, le premier riboustin. Il a dû me le secouer pendant que je fouillais le mort.
— Donne tout ! m’enjoint le Niac.
— Sans blague, tu veux me doubler ?
— Je veux ton argent et ta montre !
— Et après, l’ami des poètes, que feras-tu ?
— Je ne sais pas.
Il est gentil. Seulement, moi, je lis dans son regard l’homicide imminent qu’il compte perpétrer. J’avais tort de le prendre pour une demi-porcif. En réalité, c’est un tueur à sang-froid.
— O.K. ! O.K., l’ami, voilà le fric, te fâche pas, tu ferais grimper ton taux d’adrénaline.
Je porte la main vers le tiroir arrière de mon bénoche et, avant de l’en sortir, ôte le cran de sûreté du calibre que j’ai chouravé au mort.
Et c’est parti !
Brouaoum !
La détonation nous rend sourdingues. En plus, la praline lui fait éclater la paluche avant d’aller se loger dans sa cuisse gauche où elle doit faire également pas mal de dégâts.
— Tu me prenais pour qui, Mao ? Pour un garde-champêtre de village ?
Calmement, je réempare le premier pistolet.
— Si tu avais joué franc-jeu avec moi, tu n’en serais pas là, Fesses de rat malade. Heureusement pour ma santé, depuis que je t’ai vu refroidir les deux méchants, je suis sur le qui-vive. Maintenant, tu as gagné le canard !
J’hésite sur la conduite à tenir avec lui. Si je le laisse purement et simplement, il se traînera jusqu’à la route et donnera l’alerte en me collant tout sur le paletot. Je dois coûte que coûte le neutraliser avant de filer, mon espoir de salut est à ce prix.
Quand il voit que je l’attache après le volant, il se perd en supplications ; j’ai la force de caractère d’y résister.
C’est sa vie contre la mienne.
J’opte pour la mienne. L’égoïsme est dans la nature de l’homme.
Je n’aurai jamais connu son nom. On se rencontre, on partage du temps (ce bien inestimable), on s’aime ou on se hait ; et puis on se quitte pour toujours. Et tout ça n’a aucune importance, le passé cicatrise bien et totalement. Il ne subsiste de nos rencontres que d’obscures impressions que le temps rend improbables.
J’avance avec peine dans une jungle de plus en plus dense, me guidant au soleil, crapahutant lentement à travers une sylve difficile à extriquer.
Mon estomac émet les sanglots longs de l’automne. Ah ! combien sont déchirantes les plaintes de l’affamerie. L’effort fait trembiller mes flûtes. Mille lianes poisseuses cherchent à freiner mon avance. Je me dis que l’inextricabilité de la région constitue pour moi un gage de sécurité. Si un fugitif a du mal à se frayer passage, ce ne sont pas des douaniers qui vont venir se baguenauder la couenne dans cette région rétive ! La nature constitue une frontière végétale qui supplée la vigilance humaine.
J’arque de la sorte pendant une paire d’heures sans avoir beaucoup progressé. J’ai les bras et le visage griffés, les cheveux arrachés et je tombe fréquemment en me prenant les pinceaux dans des plantes perfides telles que je n’en ai encore jamais vues. L’impression que je ne vais plus pouvoir ressortir de ce formidable piège sylvestre me saisit. Une peur panique (comme on dit puis à Bourgoin-Jallieu, mon pays natal) m’empare, qui croît, que je ne parviens pas à endiguer. Voilà que la nature me rend claustrophobe, pire que si j’étais enfermé dans un trou du cul-de-basse-fosse.
L’horreur vient de ce que l’enfer vert se reconstitue après mon passage ; c’est à peine si mes deux ou trois derniers pas se lisent encore dans l’épaisseur de la végétation. J’aurais un mal inouï à rebrousser chemin, tant elle est impétueuse.
A l’image de la vie, cette forêt supprime le souvenir de ton passage, car ton passage n’est rien. Une trace argentée d’escargot que la première ondée emporte. Des pas sur le sable que brouille le vent. A l’instant de ta mort, tu le comprendras et seras pétrifié par la stupeur en découvrant de quel néant tu es fait et quel néant tu laisses. Il est ta seule œuvre durable, puisque infinie. Quelle terreur t’envahira alors, en prenant conscience d’une telle nullité ! Tu es tout pour toi et moins que rien pour les autres. Toi terminé, ton absence scelle ta « non-avenance », et c’est pourquoi tu t’accroches à l’idée d’un Dieu perdurateur qui arrange ton orgueil et calme ta panique. Alors, joue le jeu de Dieu, toi qui ne sais pas qui Il est et ne le saura jamais. Prie l’hypothétique absence jusqu’à ce qu’une fantasmagorie de l’esprit en fasse une présence salvatrice.