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Comme ça qu’il pense, ton Sana si éprouvé, dans le cloaque de son esprit. Il se prête à l’existence en la sachant illusoire et sans suite. Pesant sur son joug provisoire d’homme provisoire qui va la vie, qui va sa part d’éternité toute menue, toute précaire, en touchant de temps en temps sa queue pour se donner à croire qu’il existe vraiment, et dont l’unique mission ici-bas est d’exister encore un peu, le temps de verser quelques larmes de plus.

Epuisé, je m’affaisse sur un enchevêtrement de végétaux. Il doit y avoir plein de reptiles et d’insectes mortels dans le coin. Qu’ils me tuent, me grignotent, m’effacent, m’annulent une fois pour toutes !

* * *

Un chant quasi céleste flotte en moi, comme la réminiscence d’un bonheur perdu. Je rouvre les yeux. Des lianes, des racines emmêlées ; une senteur forte et obsédante de feuilles pourrissantes. Je me dis : « En se corrompant, les plantes en fertilisent d’autres à venir. C’est réconfortant ce cycle. » Mais ma tentation de philosopher tourne court à cause de la voix. Voix féminine, d’une pureté infinie. Elle retentit, éloignée mais distincte ; les échos du sous-bois me l’apportent sans l’altérer.

Sont-ce des berlues ? Qui donc pourrait chanter au cœur de cette nature dont l’imbrication a quelque chose de morbide ?

J’avance dans sa direction, porté par un regain d’énergie, comme on dit puis dans les romans sérieux. Tu remarqueras, toujours le héros épuisé a « un regain d’énergie » qui va le sauver. Faut pas pisser sur les vieilles recettes : elles ont du bon, constituent des repères pour le public averti.

Donc, je me porte dans le sens du chant, laissant des lambeaux de ma bonne viande aux énormes ronces. Je fonce en direction de ce chant, comme un naufragé du désert fonce vers un murmure de source. J’ai peur qu’il cesse, qu’il m’abandonne aux tentacules des lianes épineuses, à la perfidie des racines noueuses. Ça ne devait pas être poilant, la nature, au temps des dinosaures, avant l’homme et ses engins. Tu te rends compte d’à quoi ça pouvait ressembler, le monde en friche complète ? La dérive des continents ! j’aurais aimé voir ça.

A présent, c’est l’homme qui dérive. Et il a pas fini de s’en aller, au gré des siècles. Cramponné, mais foutu d’avance ! Longtemps j’ai eu pitié de lui. C’est bien fini. Maintenant y me fait chier la bite. Qu’il s’en aille aux abîmes vauvert avec sa femme et sa prétention. Moi qui suis un peu mort déjà, et qui connais la suite, je lui annonce la surprise du chef. Il n’a pas suffisamment l’esprit inventif pour l’imaginer. Il s’est bricolé un « après » de complaisance, à sa petite mesure ; « à l’échelle humaine », disons-le. Il est loin du compte ! Je lui promets. La gueule qu’il va pousser, « le moment venu ». J’en rigole par avance !

Je continue de me débattre avec lianes, branches et épines. Voilà que la lumière se fait un peu plus vive, que j’entrevois une éclaircie. La végétation lâche prise, se fluidifie, pour ainsi dire. Je distingue une étendue complantée de cocotiers qui partent à l’assaut du ciel. Putain qu’ils sont hauts.

J’avance encore, lacéré par les ultimes ronces, et alors je me sens récompensé de mes efforts.

Spectacle insolite et merveilleux !

Une jeune fille, seule dans la cocoteraie, avec un singe qu’elle tient en laisse à l’aide d’une très longue corde… L’animal a escaladé l’arbre et cueille les noix qu’il jette au sol, comme par jeu. Le champ en est jonché au pied des cocotiers. La fille continue de fredonner son étrange et douce mélopée. Sa voix paraît stimuler l’animal qui semble prendre plaisir à sa cueillette.

Tout à coup, le primate décèle ma présence et se met à pousser des cris aigus qui alertent sa maîtresse. Elle se retourne et prend peur en m’apercevant. Son premier réflexe est de se sauver. Seulement, elle a attaché l’extrémité de la longe à son poignet et cette résistance stoppe sa fuite. J’en profite pour lui lancer des paroles apaisantes, en riant de mon mieux à travers le sang qui ruisselle sur mon visage écorché. Je prodigue des gestes rassurants, mais c’est quoi, au juste, un geste rassurant ? L’efficacité réside dans le sourire que je veux le plus miséricordieux possible.

Toujours est-il que mes efforts d’apaisement finissent par conjurer un peu sa peur. Elle s’arrête, sur le qui-vive, prête à détaler.

A bout de résistance, je fais encore deux pas dans sa direction et tombe à genoux. Assis sur mes talons, je murmure :

— Do you speak english ?

Elle secoue la tête :

— No. French !

— Dieu soit loué, m’écrié-je. Je suis français !

Cette annonce semble être bien accueillie. L’expression craintive qui marquait son visage disparaît.

— Dans quel pays sommes-nous ? je murmure.

Mon guignol bat la chamade dans l’attente de la réponse.

— Malaisie, répond-elle.

Alors, une action de grâces s’élève de ma pauvre âme meurtrie.

Sauvé ! J’évanouis[11].

MALAISE EN MALAISIE

(BIS)

Sommeil trépidant. Je me sens véhiculé sur une charrette à bras (ou assimilé). Pour la suspension, tu repasseras ! Je morfle dans les endosses le moindre accident de terrain, le plus petit caillou du chemin. Je suis pantelant sur les planches rugueuses ; sans force ni énergie. Ma petite pensarde de secours qui continue de clignoter en moi, me dit : « Comment se fait-il que tu te trouves dans un tel état, simplement parce que tu es épuisé et que tu meurs de faim ? Un mec comme toi, bâti à chaux et à sable ! »

Aucune réponse ne me vient. C’est ainsi. Je gis dans une carriole que quelqu’un tire. De cela j’ai pleinement conscience, mais c’est tout ce que je parviens à capter de l’existence. J’ai des visions superbes, cela dit ; des images de kaléidoscope ! Je vois un palais peuplé de créatures de rêve ; des bassins dorés sur l’eau desquels nagent des cygnes roses, pleins de suffisance ; des filles brunes, lascives dans des voiles arachnéens, dotées d’yeux immenses aux regards impossibles à capter. Un album des Mille et une nuits, dans lequel tout est féerique !

Pourtant la carriole déglinguée qui me transporte titube dans de profondes ornières. Elle grince lamentablement. Ses roues sont voilées et impriment à mon corps un balancement baroque. Je flotte misérablement entre visions d’Orient et méchante réalité.

Ce trajet dure une éternité.

Davantage, peut-être ?

Et puis cesse.

La charrette est placée à la verticale, ce qui me donne la position saugrenue et insouhaitable d’un homme « couché debout ». Mais cela ne dure pas, mon être glisse, se met en tas sur le sol. Des mains « s’occupent de moi ». On me « détasse », m’allonge sur de la paille, me semble-t-il.

A ce moment-là, un miracle s’opère : je parviens à ouvrir les yeux et à capter ce qui m’environne. J’aperçois une construction basse d’où s’échappent des odeurs de nourriture en train de cuire. Je vois une créature difforme assise sur un seuil et que je prends pour un vieux singe à poils blancs.

Etrange : je me suis intéressé à ce qui se trouvait hors de ma portée au lieu de me préoccuper de ma propre personne. Comme si je voulais me « garder pour la fin ».

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11

Mon émotion est trop forte pour que ce verbe reste pronominal.