Elle m’expliqua que cette « brigade sauvage » ne se gênait pas pour pénétrer en territoire malais quand elle coursait un fugitif. La Police du pays fermait les yeux sur ces intrusions, par crainte des représailles implacables que ses membres exerçaient sur tous ceux qui contrecarraient leur action. Ils incendiaient les moissons et les maisons, tuaient le bétail, cousaient le sexe des femmes avec du fil de fer ou bien coupaient les testicules des hommes ; toutes choses désagréables, tu en conviens ?
Leur descente chez Tohu Bohu constitue l’un des souvenirs les plus épiques (et colégramme) de mon existence. Aussi me proposé-je de te le narrer par le menu car il constitue un morceau d’anthologie qu’il serait dommage de laisser perdre.
VERDUN
Du temps que j’essuie, et sans suppléments pour mes frais d’investigation, je vais te préciser le lieu où je me trouve.
L’endroit se situe à deux kilomètres six cents de la ville frontière de Ta Dû Po, célèbre en Malaisie pour son école d’éléphants qui est la deuxième du monde, à gauche en sortant de la poste. L’humble propriété de Tohu Bohu est comme oubliée entre la cité et la forêt d’où j’ai surgi. Son terrain a la forme d’un pénis (le mien par exemple) engagé dans la partie boisée comme dans un cul. Complanté de cocotiers, il lui assure une vie des plus chiches.
Au temps où ses parents vivaient encore, elle travaillait comme secrétaire bilingue dans une entreprise franco-malaise d’élastiques destinés à maintenir le papier cristal fermant les pots de confiture.
Mais un jour inique, un groupe d’aborigènes Orang Asli traqués par la police pour avoir assassiné des ouvriers œuvrant au percement d’une route à grande circulation à travers la forêt, se réfugièrent dans la maison de la jeune fille qui, profitant de ses vacances, avait accompagné son grand-papa à la ville pour lui servir de guide (il allait chez l’opticien de Ta Dû Po, Aflé Lou, homme de grande réputation, dont les foyers étaient appréciés dans beaucoup d’autres).
Ces lunettes à renouveler (les dernières que devait porter le cher homme, touché davantage par la cécité que par la grâce), sauvèrent la vie de l’adolescente et celle de son aïeul puisque c’est en leur absence que les Orang Asli investirent leur maison et en massacrèrent les occupants. Ils en furent délogés et l’affaire s’acheva dans un bain de sang.
Après un tel drame, Tohu Bohu renonça courageusement à son emploi pour se vouer au vieil aïeul. Tu pourras dire ce que tu voudras, je trouve un tel sacrifice héroïque. T’en as vu beaucoup, toi, des jeunes filles qui renoncent à la vie en ville, à leur situation, tout bien, pour se consacrer à pépé et à un singe dressé (dont on ne sait pas trop, à première vue, quel est le plus simiesque des deux), dis, tu en connais, sois franc ?
Ma pomme, c’est la première fois que j’en rencontre une, aussi je dis chapeau.
Mais que je t’en revienne…
On est là, dans la maison, la délicieuse et moi. Pépé profite de la fraîcheur de l’aube pour respirer l’air salubre. Ça sent l’humus, le poivre, et mille autres odeurs qu’on ne respire que là-bas.
Ma fabuleuse hôtesse se tient agenouillée au-dessus de moi, son sarong du matin retroussé jusqu’à la taille. Je ne l’ai initiée à cette aimable pratique que depuis la veille, mais comme elle lui a tout de suite plu, elle y participe avec fougue et intelligence.
Une femme-esclave. Quel mâle n’en a pas rêvé ? La soumission éperdue dans l’amour. Elle accueille mes initiatives avec une joie animale à laquelle, nous autres Occidentaux, ne sommes pas habitués. Elle ne dit rien et c’est à peine si sa respiration d’oiseau s’accélère.
Mais soudain, la voici qui, d’une cabriole, échappe au baiser sud que je lui prodigue avec toute la science dont je suis capable (des années d’expérience, un nombre prodigieux de diplômes d’honneur, docteur honoris caudal de la faculté de Bouffémont, cinq fois breveté au concours « les pines », médaille d’or en bob salingue). Son vêtement retombe bien avant le final.
— Vite ! Vite ! chuchote-t-elle.
Je me dresse. Elle me fait signe de m’écarter. Je. Tohu Bohu tire la natte sur laquelle nous folâtrions. Ce qui révèle une trappe. La soulève. Trou noir. Odeur de denrées rances. Sans rien comprendre aux agissements de mon hôtesse-maîtresse, je me coule dans le trou. La trappe se rabat sur moi. Noir complet ou presque. Seule, une clarté vers le fond. Je me trouve dans la resserre du logis, là qu’on entrepose des choses plus ou moins utiles. Ça fouette le suri, le suint, et peut-être même la merde, en cherchant bien.
Je perçois des voix, dehors. Puis des cris. Ceux de ma divine amante, entre autres.
Le sang antonien, tu sais combien de tours il fait ? Tu donnes ta langue ? Un seul ! Mais réussi. J’entrevois ce qui s’est passé : la môme que je broutais sans vergogne (je n’en ai plus sous la main) a vu radiner des mecs. M’a placardé fissa. Et les arrivants, des méchants lâchés à mes trousses, je devine, la molestent pour lui faire dire où je me trouve.
Si je soulève la trappe cachée par la natte, je vais attirer l’attention et me faire anéantir recta. Ils sont juste au-dessus ; si ça se trouve, il me serait impossible de déponner.
Les cris de ma divine retentissent de plus rechef. Je me dirige, à genoux, vers la clarté. Elle passe à travers un fin grillage qui isole la resserre. Ce panneau mesure à peu près cinquante sur cinquante centimètres. Je l’anéantis d’un coup de poing capable de renverser la colonne Nelson. Le remue-ménage du dessus couvre largement le bruit que je fais.
Je rampe à l’extérieur du réduit en passant par l’ouverture d’aération. Je me trouve au beau milieu d’un buisson de plantes piquantes qui ressemblent à des orties. Ces saloperies de végétaux me mettent la peau en feu. N’en ai cure ! Me voici à l’arrière de la bicoque. Les cris de trident (Béru dixit) continuent, en provenance de l’intérieur.
Que fait ton Sana valeureux ? Oui, ma chérie : il sort le feu dont il a eu le réflexe de se munir et vérifie son magasin. Il contient encore cinq balles. C’est plus que suffisant pour se suicider, mais pas assez pour gagner la guerre de Quatorze.
Enfin, comme le disait si justement mon camarade Rodrigue : « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. » Avec des ruses de Comanche (à couilles), je gagne l’angle de la masure. Orage, ô dépotoir ! Le grand-papa gâteux de ma douce amante gît sur le seuil, la gorge sectionnée d’une oreille à l’autre. Son sang noir forme une flaque que les mouches voraces investissent dare-dare. Il en arrive de partout, à croire qu’un mystérieux tambour de jungle colporte à tout-va la bonne nouvelle d’un festin gratos.
Les fumiers ! Une immense rage me galvanise. Je viens me placer contre l’ouverture de la porte et risque une œillerie à l’intérieur. Ils sont en plein travail. Trois gorilles. Des courtauds à gueules larges comme des boucliers. Deux tiennent ma petite fleur de safran à terre, écartelée, tandis qu’un troisième lui enfonce le canon d’un revolver à barillet dans la foufoune en lui posant sempiternellement la même question (en anglais : the same question). Je ne comprends pas les patois de par ici, d’ailleurs, si l’on excepte celui de Saint-Chef-en-Dauphiné, je n’en parle aucun autre ; néanmoins, je devine qu’il est question de moi. Et la gentille bat à Niort malgré l’outrageante douleur qu’on lui inflige.
A toi de jouer, Sana ! C’est pour le règne de la justice que ta rapière travaille.
Je vise posément la large nuque du tortionnaire.
La vache ! Je pensais plus que c’est une quetsche de calibre 9 mm. Je peux t’assurer que ce genre de bastos commet de l’irréparable. Sa tronche se met à pendre sur le côté droit, à peine retenue au buste par une écœurante lanière de chair.